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Continuer la lectureTaxe copie privée : l’État français attaqué pour avoir ignoré le droit européen
Une société informatique néerlandaise lutte contre ce prélèvement qui frappe aussi les professionnels. Un enjeu à plusieurs dizaines de millions d’euros.

Imation Europe ne capitule pas. Depuis 2011, cette entreprise néerlandaise spécialisée dans le commerce de gros de produits informatiques ferraille avec Copie France, l’organisme des ayants droit de la culture chargé de collecter la taxe copie privée pour la filière (235 millions en 2023). Pour rappel, ces sommes sont payées par les importateurs et les fabricants puis répercutées jusqu’à l’acheteur final, en compensation de sa faculté à réaliser des copies de films et musiques sans autorisation. Or, le géant du stockage numérique considère avoir beaucoup trop payé depuis 2002 pour des millions de CD et DVD vendus à des filières professionnelles, comme des banques ou des assurances, où ces supports servent notamment aux fins d’archivage. Le bras de fer s’est poursuivi jusque devant la Cour de cassation où Imation Europe n’a finalement pas eu gain de cause. Mais il a depuis engagé un autre front, a appris l’Informé. Un dossier toujours en cours, où le néerlandais met en cause cette fois la responsabilité de l’État pour violation du droit européen. Un combat mieux engagé.

Pour comprendre, un rappel s’impose. Le 21 octobre 2010, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) rendait un arrêt crucial. Répondant à une question d’interprétation (ou préjudicielle) posée par les tribunaux espagnols, la CJUE a considéré qu’un système de taxe copie privée qui s’applique même à des supports de reproductions purement professionnels (comme des DVD vierges achetés par des laboratoires) n’était pas conforme au droit de l’UE. La directive de 2001 sur le droit d’auteur, qui encadre ce prélèvement (article 5, 2, b), prévient en effet que la dîme ne s’applique qu’aux seules copies d’œuvres réalisées à titre privée par les particuliers, et donc pas aux archivages professionnels réalisés par des personnes morales. Cet arrêt dit « Padawan », du nom d’une des parties, a eu de lourdes conséquences en France : pour ces mêmes raisons, le Conseil d’État a annulé le 17 juin 2011 plusieurs tarifs votés en 2008 par la commission copie privée, l’instance au ministère de la culture chargée de leur fixation (assiette et taux). Pour éviter à Copie France d’avoir à rembourser des centaines de millions d’euros qui avaient déjà été redistribués aux organismes de gestion collective (SACEM, ADAMI, SPEDIDAM, SCPP, SPPF, SACD, etc.) et à leurs membres, la haute juridiction n’a annulé ces montants boiteux que pour l’avenir, tout en décalant la mise à exécution de la mesure de six mois. Un report qui a permis à la commission d’adopter de nouveaux barèmes, sans coupure des perceptions. Le 20 décembre 2011, contraint bon gré mal gré par la jurisprudence française et européenne, le législateur a adopté une loi pour placer les ventes aux professionnels hors des clous de la copie privée. Mais plutôt que d’exclure simplement leurs achats du dispositif, il a instauré un mécanisme de remboursement : depuis le 1er avril 2014, les entreprises doivent d’abord payer la taxe pesant sur les smartphones, les tablettes et autres supports d’enregistrement qu’elles ont acquis pour ensuite réclamer leur remboursement. Les montants rétrocédés restent à ce jour très faibles (4,9 millions remboursés en 2023, pour 235 millions collectés). Quelques centaines ont pu aussi obtenir le bénéfice d’une exonération à la source, une modalité exceptionnelle introduite par la même loi, qui passe par un accord avec les ayants droit.
C’est dans ce contexte qu’Imation Europe a déclaré la guerre au régime français. De son avis, le Conseil d’État ne pouvait mettre entre parenthèses les conséquences de la jurisprudence « Padawan », estimant que l’exclusion des professionnels devait s’appliquer immédiatement et même rétroactivement dès 2002, année de transposition de la directive droit d’auteur. Après une analyse interne menée par le cabinet PricewaterhouseCoopers, le fabricant a calculé avoir versé 40 millions d’euros de taxes indues aux industries culturelles pour les supports qu’elle a vendus sur son canal commercial à de grands comptes (B2B). En représailles, Imation Europe a décidé de ne plus payer Copie France à compter de 2011, cette fois sur son canal consommateur (B2C), le temps de compenser le trop versé du passé. Une astuce attaquée par les ayants droit en justice. Le tribunal judiciaire de Paris en 2016 et la cour d’appel de Paris en 2020 ont donné tort au géant du commerce de gros, exigeant le versement de 14 millions d’euros éludés depuis lors, correspondant aux perceptions sur des minidisques, des CD et DVD vierges, des clefs USB ou encore des cartes mémoires.
Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée là. Toujours en 2016, la CJUE a rendu un nouvel arrêt, né d’un litige en Italie, entre la Società Italiana degli Autori ed Editori (SIAE, société italienne des auteurs et éditeurs) et Microsoft, favorable aux arguments d’Imation Europe portés devant la justice française. Les juges européens ont considéré qu’un État membre ne pouvait subordonner l’exonération des fabricants et importateurs à la conclusion d’un accord avec les ayants droit, s’agissant de supports « destinés à un usage manifestement autre que la copie privée », outre que le remboursement devait leur être rendu possible. Dans ce contentieux, les ayants droit italiens avaient tenté d’obtenir la bienveillance du juge européen, à savoir décaler dans le temps les effets de sa décision, avançant le spectre de conséquences économiques dévastatrices. La cour n’en a pas fait cas : le droit européen prime, l’interprétation qu’elle en donne est rétroactive à l’entrée en vigueur des textes, et les cas de décalage dans le temps ne peuvent être décidés qu’exceptionnellement par la seule CJUE, sous réserve de bonne foi face à l’incertitude juridique et de la démonstration d’un risque de répercussions économiques graves. Deux critères qui ont manqué à l’appel.
Fort de cette situation, Imation Europe est repartie au combat avec un pourvoi devant la Cour de cassation, avant un nouveau revers judiciaire. Le 10 novembre 2021, la haute juridiction a suivi les conclusions de l’avocat général, consultées par l’Informé, pour balayer l’ensemble de ses prétentions, même sur ses demandes de questions préjudicielles. Le fabricant invoquait encore et toujours le droit européen pour faire écarter l’application de la réglementation nationale, qui y serait contraire. Mais pour la Cour de cassation, cette demande est impossible : les normes de l’Union et leur interprétation par la CJUE ne peuvent être invoquées que dans les contentieux avec l’État, jamais entre personnes privées, du fait de l’absence d’ « effet horizontal » des directives. Et sans nul doute, Copie France n’est pas une émanation de l’État, mais une société civile comme une autre.
Alors, sûre de sa lecture du droit européen, Imation Europe a assigné cette fois l’État devant le tribunal judiciaire de Paris, pour violation par les juridictions françaises du droit européen. La France, considère-t-elle, doit assumer ses responsabilités et ne peut faire obstruction au droit de l’Union puisque cette méconnaissance a privé le néerlandais de la possibilité de se faire restituer 40 millions d’euros, auxquels s’ajoutent 8,4 millions d’euros pour la période ultérieure, soit un total de près de 50 millions d’euros. Dans ses écritures, contrairement à ce qu’a tranché la Cour de cassation, le fabricant répète que la directive du 22 mai 2001 est parfaitement opposable à Copie France : la société des ayants droit profite d’une forme de délégation de l’État. Elle doit aider ce dernier à remplir son obligation européenne de percevoir la copie privée, sans excès de perception sur des usages étrangers avec la copie d’œuvres par les particuliers, sauf à rembourser les montants indûment perçus au titre des usages professionnels. La société civile serait en définitive dotée d’une mission d’intérêt public dans une position incomparable avec une entreprise de droit commun.
Ce contentieux, initié en décembre 2022, est toujours en cours. Alors qu’une première audience est programmée au second semestre 2025, la société Imation Europe a reçu le 14 novembre dernier un nouveau renfort de la CJUE, qui semble confirmer sa grille de lecture. Dans ce contentieux né en Belgique, Copaco, un spécialiste de la reprographie, a suspendu le paiement de la taxe copie privée versée à Reprobel (équivalent belge de Copie France) tant que le régime national ne respecterait pas le cadre européen. La société le pouvait-elle juridiquement ? La CJUE a répondu en substance par l’affirmative, jugeant que Reprobel remplit une mission d’intérêt public tout en étant dotée de pouvoirs exorbitants par rapport aux règles habituelles. De plus, la directive du 22 mai 2001 est pleinement opposable à une société de gestion collective et ce régime est d’application directe, c’est-à-dire que sa protection peut être réclamée devant une juridiction nationale par n’importe quelle personne privée. Lors de l’audience, le gouvernement français était spécialement intervenu à la barre pour soutenir la thèse inverse, celle retenue par la Cour de cassation dans l’arrêt Imation. Sans succès.
Joint par l’Informé, l’avocat Cyril Chabert, conseil historique d’Imation Europe, souligne que « cette censure était évidente, tant la position française était éloignée des pratiques des États voisins en termes de question préjudicielle et tant la jurisprudence parisienne est restée longtemps rétive à assurer la pleine effectivité du droit européen dans le contentieux de la copie privée. Après les décisions Padawan et Microsoft, il y a de fortes chances que la décision Copaco renouvelle fortement les termes du débat français et pas seulement dans le contentieux en responsabilité de l’État en cours ».
Contactée, Copie France n’a pas de commentaire à nous apporter. Le ministère de la Culture n’a pas répondu à nos sollicitations.