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Continuer la lectureLes dessous du rachat d’UGC par Canal+
La chaîne de l’empire Bolloré va mettre la main sur le troisième réseau de salles français via un accord financier dont l’Informé révèle le contenu.

Petit rire aigu, regard espiègle et propos assuré, à 78 ans, Alain Sussfeld a tout l’air d’un jeune homme fringant. Depuis cinquante et un ans, il dirige UGC au côté de son vieux complice Guy Verrecchia (84 ans). « Je ne suis pas encore à la retraite ! », a lâché Sussfeld lors d’un récent entretien sur France Culture. Formellement, les compères ont déjà passé la main en 2021 abandonnant tout rôle exécutif. Mais ils détiennent toujours la majorité du capital, et restent naturellement très impliqués dans la gestion de leur bébé. En tout cas pour les deux ans et demi à venir. Car, ils vont bientôt laisser les clés à Canal+, en deux temps. Le 2 septembre, la chaîne cryptée a annoncé l’acquisition de 34 % du capital du troisième réseau de salles de cinéma, également présent dans la production et la distribution. Le solde du capital sera vendu à partir de 2028. La cession était inévitable : Alain Sussfeld reconnaît n’avoir jamais voulu passer le flambeau à l’un de ses enfants. Et la famille Verrecchia, premier actionnaire, ne compte pour sa part aucun héritier. Il fallait donc trouver une autre solution pour assurer la pérennité d’UGC.
Selon les Échos, les propriétaires ont d’abord discuté avec Xavier Niel (actionnaire de l’Informé), mais sans aboutir, avant de longuement négocier avec Maxime Saada, le patron de Canal+. Il y a eu aussi un échange entre Vincent Bolloré et Guy Verrecchia, mais leurs entourages assurent que les deux hommes n’ont pas initié les discussions sur la cession. Quoi qu’il en soit, un accord a finalement été scellé. Selon nos informations, la chaîne cryptée va souscrire à une augmentation de capital de 100 millions d’euros, et racheter en parallèle une fraction du capital pour quelques dizaines de millions d’euros supplémentaires. Pour sa montée au capital dans deux ans et demi, elle signera un nouveau chèque dont le montant dépendra des résultats des deux années précédentes calculés essentiellement sur les entrées en salles. La valorisation pourrait donc être supérieure en cas d’embellie, mais inférieure en cas de dégradation. Alain Sussfeld est confiant : la fréquentation des salles obscures, certes en baisse de 15 % depuis le début de l’année, commence à retrouver des couleurs depuis septembre. Et cela, avant même l’arrivée sur les écrans du très prometteur Avatar 3 en décembre. De plus, l’année 2026 sera, selon lui, un très bon cru.
L’exploitation de salles reste en effet le cœur de métier d’UGC, lui assurant les trois quarts de son chiffre d’affaires. L’ex-Union générale cinématographique détient 51 complexes totalisant 526 écrans, exclusivement dans les grandes villes, ce qui en fait le troisième réseau français, derrière Pathé et CGR. Elle possède aussi des salles en Belgique, après avoir cédé ces dernières années ses filiales au Royaume-Uni, en Italie et en Espagne.
Dans environ la moitié de ces établissements, UGC est seulement locataire des murs, par exemple auprès d’Unibail pour le multiplex des Halles à Paris (le plus grand d’Europe), de la Part Dieu à Lyon, de Vélizy et de Rouen. C’était aussi le cas de plusieurs adresses prestigieuses qui ont fermé ces dernières années dans la capitale, comme le Normandie (2024), le George V (2020) et le Triomphe (2007) sur les Champs-Élysées, ou encore l’Orient-Express aux Halles (2014).
L’autre moitié des cinémas appartient à des filiales du groupe. La principale d’entre elles, l’OPPCI UGC, détient 16 complexes, notamment à Paris (**). Elle empoche ainsi chaque année 22 millions d’euros de loyers de sa maison mère. En 2014, UGC avait racheté ces murs pour 196 millions d’euros, puis trois ans plus tard avait cédé 61,4 % de l’OPPCI pour 124 millions d’euros à un consortium d’investisseurs dirigé par Amundi. UGC ne détient plus aujourd’hui que 35 % de l’OPPCI, mais en a gardé le contrôle. Cela lui permet de consolider en intégralité ses profits, mais aussi son lourd endettement. La dette nette des activités immobilières s’élève ainsi à 152 millions d’euros fin 2024, qui s’ajoutent aux 139 millions d’euros pesant déjà sur les autres branches (exploitation et production).
Ces dettes sont composées de divers dispositifs étatiques (*). Mais l’essentiel est constitué de crédits bancaires accordés par BNP, LCL et le Crédit agricole, qui devront être remboursés en 2028. Ces derniers comprennent des « covenants », c’est-à-dire des plafonds maximums d’endettement à respecter, faute de quoi les crédits deviennent en théorie immédiatement exigibles. Or, les crises qui se sont abattues sur le secteur ces dernières années ont fait exploser ces limites. D’abord, la pandémie du Covid avec la fermeture des salles durant 300 jours. Cela a empêché UGC de respecter entre 2020 et 2022 le ratio imposé (une dette inférieure à 2,5 années d’excédent brut d’exploitation). En 2023, la dette bancaire a donc été renégociée. Mais, la même année, la grève des scénaristes et des acteurs à Hollywood a freiné la sortie de nouveautés, ce qui l’a de nouveau empêché fin 2024 de respecter les clauses des prêts. À chaque fois, les banques ont accepté de repousser les échéances, et renoncé à exiger le remboursement, mais leur patience a sans doute des limites.
Face à ces difficultés, le résultat net du groupe a plongé dans le rouge depuis 2020, et aucun dividende n’a plus été distribué depuis 2017 (cf. graphique ci-dessous). En outre, les actionnaires d’UGC ont dû donner des signes de bonne volonté aux banques. Fin 2024, ils ont remis au pot 8 millions d’euros via une augmentation de capital. À cette occasion, le capital a été valorisé à seulement 100 millions d’euros. Quant à l’argent apporté par Canal+, une bonne partie (50 millions d’euros) va servir à réduire le fardeau de la dette, tandis que 50 autres millions seront investis dans la modernisation des salles.
Sur le papier, ce mariage présente moult avantages. Toutefois, l’arrivée de Canal+ suscite des inquiétudes de la part des professionnels du secteur concernant les films et séries produites par la major. Vincent Bolloré a, par le passé, imposé sa ligne idéologique conservatrice dans la chaîne cryptée en produisant certains longs-métrages (Vaincre ou mourir en 2022 créé par le Puy du Fou) et en en refusant d’autres (Grâce à Dieu de François Ozon en 2019 sur les abus sexuels dans l’Église). Certes, UGC finance aujourd’hui essentiellement des comédies (Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? Ducobu…) et des séries policières (HPI, Master crimes…). Et l’intention du nouveau patron de la production depuis deux ans, Boris Duchesnay, est d’attirer à nouveau des films d’auteurs, comme c’était le cas il y a quelques années (Jacques Audiard, André Téchiné, Claude Miller, Barbet Schroeder…).
Alain Sussfeld ne s’émeut pas d’une possible mainmise du milliardaire breton : « De par mon expérience avec Canal+, je sais qu’il est industriellement impossible d’imposer une ligne éditoriale ou de faire triompher une idéologie. Dans leur métier comme dans le nôtre, il faut obligatoirement montrer toute la diversité » , a-t-il assuré sur France Culture.
En outre, la réglementation plafonne le nombre de films que Canal+ peut acheter en interne à ses propres sociétés de production (Studio Canal aujourd’hui, UGC demain). Un décret limite cette part à 25 % de l’investissement dans les films européens. En revanche, aucun texte n’empêchera les salles UGC de programmer un peu plus de films produits par Studio Canal…
Les deux groupes sont des partenaires de longue date. D’abord, Canal+ avait racheté en 1996 le catalogue d’UGC Droits Audiovisuels (UGC-DA). Parallèlement, Vivendi avait été actionnaire d’UGC des années 1990 jusqu’en 2005. Ensuite, la vente des écrans publicitaires avant les films (13 millions d’euros de chiffre d’affaires net l’an dernier) a été confiée en 2012 à la régie de Canal+. Enfin, une offre ciblant les moins de 26 ans couplant un abonnement à la chaîne cryptée et une carte UGC illimitée a été lancée l’an dernier. Certes, UGC avait bien tenté de s’allier avec le rival de Canal+, Orange, nouant en 2017 une série d’accords portant sur la production, la distribution en salles et les ventes à l’étranger. Mais l’opérateur télécoms avait fini par vendre ses filiales cinéma à… Canal+.
Contacté, Canal+ n’a pas souhaité faire de commentaires.
L’histoire mouvementée de l’ancienne « Continental »
Les origines d’UGC remontent à la seconde guerre mondiale. L’occupant nazi décide alors de créer une société de production, la Continental, qui donnera naissance notamment au Corbeau et à L’assassin habite au 21 d’Henri-Georges Clouzot, La main du diable de Maurice Tourneur, L’assassinat du père Noël de Christian-Jaque… Parallèlement, les Allemands rachètent à vil prix des salles à des exploitants juifs qui s’étaient vus interdire de travailler dans le secteur du cinéma. Tous ces actifs sont séquestrés par l’État à la Libération, et donnent naissance en 1946 à l’Union générale cinématographique. En 1971, l’État décide de la privatiser et de vendre son capital aux principaux exploitants du réseau.
Le capital se répartit donc aujourd’hui entre trois familles : les Verrecchia (40 %), les Sussfeld (16 %) et les Hellmann. Ces derniers possèdent en parallèle le Grand Rex à Paris : le grand-père Jean a participé à la création de cette salle mythique en 1932, le père Phillippe l’a longtemps dirigée, et le fils Alexandre vient d’en reprendre les rênes. Sa holding Memento a racheté l’an dernier le Grand Rex Paris SAS, la société exploitant la salle. Parallèlement, Swire Investments France, la SCI détenant les murs, a été rachetée par Théâtre le Rex SAS, la holding familiale des Hellmann. Elle appartenait auparavant à une société britannique, Swain Investments Ltd, elle-même détenue par une holding luxembourgeoise, Fedoskina SA. Cette dernière est gérée par les Hellman depuis 2019. En revanche, il est difficile de savoir qui était le propriétaire auparavant car le montage était géré par des prête-noms. La société britannique était administrée par des résidents chypriotes ou des comptables panaméens. Interrogé, Alexandre Hellmann a indiqué que les murs du Grand Rex appartenaient précédemment aux Galeries Lafayette.
Le virage d’UGC dans les séries
UGC a pris le virage des séries dès 2015, en créant un département fiction TV, puis un département séries en 2018. La major s’est associée à plusieurs producteurs. D’abord, en 2015 avec Franck Calderon pour créer UGC Fiction (Jacqueline Sauvage, la Traque…). Puis en 2017 avec Anthony Lancret et Pierre Laugier dans Itineraire Productions, ce qui a donné naissance à des succès comme HPI, Oussekine, Flashback… En 2018, la major a racheté pour un million d’euros la société britannique Headline Pictures de Christian Baute et Tom Sherry (Le seigneur du haut château, Kin, ou encore Ten Percent, le remake anglais de Dix pour cent…). En 2021, elle s’est associée à Joachim Nahum et Clément Birnbaum, deux anciens de Newen, pour créer Nabi Production (Merteuil). Enfin, en 2023, UGC a lancé Mam Fiction (Master crimes) avec Sophie Exbrayat et Lady Fiction (Contre toi) avec Karine Évrard. Elle a aussi pris 20 % de Bahia Blanca, la société de la comédienne Audrey Fleurot (HPI) et Marc Glissant.
Toutefois, un partenariat a mal tourné. En 2018, la major s’était associée avec le scénariste Aurélien Molas et le producteur François Lardenois pour créer John Doe Productions, qui a produit La révolution, Crime time et Red creek. Mais elle les a révoqués en février 2021, leur versant une indemnité de 126 000 euros. À peine quelques mois plus tard, elle s’est associée à nouveau avec Aurélien Molas dans Aura Productions, avant de le révoquer à nouveau en 2023.
(*) 67 millions d’euros de Prêt garanti par l’État, 30 millions de Prêt participatif de relance, 5 millions de Prêt vert de la BPI
(**) À Paris : Odéon, Danton, Bercy Gobelins, Montparnasse, Lyon Bastille, Cité Ciné Paris 19. En province : Ciné Cité Lille, Ciné Cité Strasbourg, Cité Internationale Lyon, Bordeaux, Nancy Saint-Jean, Cergy-le-haut, Ludres, Mondeville, Talence