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Continuer la lectureLes Bolloré, une famille bien moins riche qu’on ne le croit
La célèbre dynastie bretonne ne possède en réalité qu’un petit bout de son empire (Canal+, Havas, Prisma Media…). Alors qu’elle tente aujourd’hui d’accroître sa participation, elle se heurte à des minoritaires tenaces.

Mise à jour : le 17 avril, le groupe Bolloré a annoncé que l’AMF a jugé non conforme l’OPA lancée sur les trois sociétés Financière Moncey, Compagnie du Cambodge, et Société industrielle et financière de l’Artois
Chaque année, on les retrouve en bonne place dans les multiples classements des plus grandes fortunes françaises. Figures incontournables du business tricolore, les Bolloré se voient dotés, selon les estimations de Forbes ou Challenges, d’une fortune de 11 milliards d’euros environ, deux fois moins que les Pinault mais deux fois plus que les Bouygues. Le résultat de la méthodologie suivante : ces calculs se basent sur la valeur en Bourse des actions du groupe Bolloré, en partant de l’hypothèse que Vincent et ses enfants détiennent aujourd’hui, via différentes entités, environ 70 % du conglomérat.
Mais le clan est-il vraiment si bien loti ? La réalité est en vérité moins clinquante. En effet, sa galaxie est constituée d’un écheveau d’une vingtaine de holdings entremêlées aux noms exotiques (cf. schéma ci-dessous). La famille les contrôle certes tous, mais sans détenir pour autant 100 % de leur capital : aux différents étages, ils sont associés à des actionnaires minoritaires. Certains d’entre eux haussent d’ailleurs le ton aujourd’hui, considérant faire les frais d’un schéma en cours de simplification, et en appellent aux autorités boursières, nous y reviendrons.
Non seulement les Bretons ne sont donc pas seuls à bord, mais cet organigramme de sociétés cache surtout une gigantesque boucle d’auto-détention. Résultat : le principal actionnaire du groupe Bolloré se retrouve être… le groupe Bolloré lui-même. Selon le fonds activiste Muddy Waters, 57 % des actions sont ainsi autodétenues. La structure possédée en direct par la famille - Bolloré Participations — ne détient, elle, qu’un intérêt économique de seulement 13,7 % dans le conglomérat, comme l’indiquent ses propres comptes. Résultat : lorsque le groupe Bolloré verse 100 euros de dividendes, et qu’ensuite chaque holding redistribue tout ce qu’elle reçoit, alors 57 euros reviennent à la case départ dans les caisses du groupe Bolloré grâce à cette boucle d’auto-contrôle. Quand seulement 14 euros environ remontent à l’entité familiale Bolloré Participations. Qui plus est, avec 13,7 % et non plus 70 % de sa capitalisation boursière, la fortune des natifs les plus célèbres d’Ergué-Gabéric tournerait plutôt autour de 2 milliards d’euros…
Ce schéma, appelé « poulies bretonnes », a été mis en place dans les années 90. « Le but principal d’une telle structure est de permettre un contrôle maximal avec un capital minimal », décrypte Muddy Waters dans sa note.
Mais cela présente un gros inconvénient : les dividendes s’évaporent en route. Ainsi, sur 1,8 milliard d’euros distribués par le groupe Bolloré durant les dix dernières années (2014-23), Bolloré Participations n’en a encaissé que… 7 millions, selon notre enquête. Comme cette holding familiale a, elle-même, reversé 26 millions d’euros à la fratrie sur la décennie, elle a dû puiser dans ses réserves (cf. graphe ci-dessous). Finalement, la principale ressource du patriarche et de ses enfants reste ailleurs : dans leurs rémunérations de dirigeants : elles ont frôlé 21 millions d’euros pour la seule année 2023, comme l’avait expliqué l’Informé.
Toutefois, cette situation évolue lentement. La famille s’emploie de longue date à renforcer son poids dans le groupe, en rachetant les parts des minoritaires dans différentes sociétés intermédiaires, au fil de l’eau sur le marché, ou via des offres publiques d’achat (OPA). Résultat : l’intérêt économique de Bolloré Participations dans le groupe Bolloré est passé de 8,4 % à 13,7% entre 2005 et 2023. L’an dernier, elle a décidé de donner un coup d’accélérateur en reprenant les participations des minoritaires dans trois structures cotées : Financière Moncey, Compagnie du Cambodge, et Société industrielle et financière de l’Artois [1]. Le flottant étant, dans chacune de ces structures, inférieur à 5 %, le groupe Bolloré a pu lancer des offres de retrait obligatoires, ce qui force les petits porteurs à vendre leurs titres. Qu’ils le souhaitent ou non.
Ces opérations ont suscité la colère d’actionnaires minoritaires se sentant lésés. Depuis octobre, une dizaine d’entre eux inonde l’Autorité des marchés financiers (AMF) de courriers courroucés. Dans ces lettres, obtenues par l’Informé, ils jugent trop faible le prix proposé, et pointent les nombreuses relations d’affaires entre Bolloré et l’expert chargé de juger l’équité de l’offre, Accuracy. « Comment l’AMF pourrait-elle autoriser une spoliation avec des méthodes aussi grotesques ? », s’interroge l’un d’eux. Il se demande si les banques conseils retenues par Bolloré, la Société générale et Natixis, « sont-elles très distraites ou notoirement incompétentes ? » Certains accusent Accuracy d’employer des méthodes de valorisation « douteuses », ou « s’interrogent sur sa partialité et le sérieux de son travail ».
D’autres s’inquiètent surtout pour l’avenir : « l’offre serait extrêmement dangereuse en termes de jurisprudence concernant les holdings cotés ». Jérôme Schoumann, par ailleurs analyste financier, écrit quant à lui : « un enjeu bien plus conséquent réside dans le précédent créé. Le groupe Bolloré dispose d’une trésorerie importante, de plus de 5 milliards d’euros, et une offre sur [les deux dernières grosses structures cotées] la Compagnie de l’Odet et/ou Bolloré SE sont donc tout à fait plausibles. Si de telles offres étaient mises en œuvre à des conditions similaires, elles résulteraient en un transfert massif de valeur (plusieurs milliards d’euros) des minoritaires vers l’actionnaire de contrôle », à savoir le clan breton.
Ce coup de pression a en partie fonctionné. Face à cette fronde, Vincent Bolloré a déjà accepté de relever légèrement son offre de +12 % à +18 %. Surtout, le régulateur a récusé Accuracy, jugeant qu’il ne remplissait pas les critères d’indépendance requis. Une révocation qui n’a pas été contestée en justice, selon nos informations. Une telle décision est rarissime… même si c’est la seconde fois que cela arrive à l’industriel catholique en quelques mois. L’an dernier, le gendarme de la Bourse luxembourgeoise CCSF avait aussi imposé un nouvel expert lors de l’offre de retrait de la Socfin (une filiale qui détient des plantations en Afrique), et avait choisi… Accuracy.
Dans les deux cas, le cabinet d’expertise avait confié la mission à son associé Henri Philippe, un professionnel reconnu : maître de conférences associé à la Sorbonne et aux Ponts, chargé de cours à HEC, coprésident de la Société française des évaluateurs, et membre de la commission évaluation de la Société française des analystes financiers (SFAF).
Le problème tenait aux relations d’affaires entre Accuracy et le groupe Bolloré. Au départ, le cabinet avait déclaré qu’elles représentaient moins de 1 % de son chiffre d’affaires au cours des 18 derniers mois. Dès lors, le gendarme de la Bourse ne s’était pas opposé à sa nomination comme expert indépendant. Mais, suite aux plaintes reçues, l’AMF est remontée jusqu’en 2012, et a trouvé au total quatre expertises réalisées pour le compte du petit prince du cash-flow (cf. ci-dessous). Elle a aussi évalué le poids de ce client, non pas dans le chiffre d’affaires global d’Accuracy, mais dans sa seule activité d’expert indépendant. Résultat : l’industriel breton représente 14 % de ses revenus depuis 2013, et même 20 % en incluant sa toute dernière commande. L’autorité publique a conclu que de telles relations étaient « susceptibles d’affecter l’indépendance et l’objectivité du jugement de l’expert indépendant ». Enfin, elle reproche à Accuracy de ne pas avoir déclaré ces conflits d’intérêts, en violation de son règlement général. Bolloré a donc dû désigner un nouvel expert, Pierre Béal du cabinet BM&A, qui avait déjà été mandaté sur le retrait de la bourse de Blue Solutions en 2020. Rémunéré 300 000 euros, il vient d’attester que la nouvelle offre était équitable. Mais les contestataires trouvent toujours le prix insuffisant, et ont à nouveau saisi le régulateur, qui doit se prononcer sur l’offre d’ici le 11 février.
Contacté, Henri Philippe n’a pas souhaité faire de commentaires, et le groupe Bolloré n’a pas répondu.
Guerre de chiffres sur la valorisation réelle du groupe Bolloré
Dans leurs courriers à l’AMF, les minoritaires ont contesté les méthodes d’évaluation utilisées par Bolloré, ses banques Natixis et Société générale, et les experts. Principal point de débat : la valorisation du groupe Bolloré. Les banques conseils et Accuracy l’ont effectuée en se basant sur son cours sur Euronext, aboutissant à 5,80 euros par action.
Les petits porteurs ont rétorqué que cette valeur en Bourse était lestée par la complexité du groupe et l’importante autodétention. « La complexité actuelle ne présente aucun avantage commercial, stratégique ou économique pour le groupe, à l’exception du rachat à très bas prix des actions que les minoritaires peinent à évaluer correctement », a écrit l’un d’eux, Jérôme Schoumann. Ils rejoignent ainsi l’analyse déjà effectuée il y a dix ans par Muddy Waters, qui avait estimé que l’action valait deux fois plus en tenant compte de cette boucle d’auto-contrôle. Selon le fonds activiste, le cours est plombé car « le marché ne comprend pas la structure horriblement complexe ». Et une « transparence accrue » devrait réduire ce handicap.
Les contestataires ont aussi souligné que le groupe Bolloré avait lui-même lancé en 2023 une offre de rachat sur ses propres actions, à 6 euros par titre.
Surtout, ils regrettent que ni les banques ni les experts n’aient valorisé le groupe Bolloré en se basant sur ses fonds propres, c’est-à-dire sa valeur historique dans les comptes. Cette méthode dite de l’actif net comptable (ANC) aboutit à un résultat bien plus élevé : 9,20 euros par action. « Les banques conseils rejettent la méthode la plus usitée. C’est assez édifiant. Je n’ai pas le souvenir d’avoir vu cela précédemment. De qui se moque-t-on ? », a écrit un petit porteur. « Ne pas retenir [cette méthode] est proche d’une faute professionnelle majeure », ajoute un autre.
Autre sujet d’énervement : une série de décotes a ensuite été appliquée au chiffre retenu. Bolloré et ses banques ont imposé une première ristourne (-8,1 %) car les actions étaient peu liquides, et une seconde (jusqu’à -30 %) au motif qu’il s’agit de holdings, traditionnellement moins bien valorisées par le marché. Accuracy a appliqué deux décotes dues à la complexité du groupe, l’une (jusqu’à -20 %) en raison de la cascade de holdings, et l’autre (-10 %) à cause de l’imposition des dividendes en passant d’une holding à l’autre. Des choix contestés par des minoritaires. « Il a toujours été admis que, dans le cadre de procédures de retrait obligatoire, aucune décote de holding n’est autorisée », a écrit l’un d’eux. Notamment, ils ont rappelé qu’il n’y avait eu aucune ristourne de ce type lors du retrait de la Bourse de Fimalac, lui aussi un conglomérat. « Comment peut-on utiliser des décotes d’illiquidité/de holding, alors que, sur un cas très proche, le dossier Fimalac, l’AMF a refusé le jeu de toute décote (holding, illiquidité) pour justifier un prix de sortie (retrait obligatoire) ? On est en contradiction totale avec la jurisprudence défendue par l’AMF sur Fimalac. »
Dernier problème soulevé par les frondeurs : un des principaux actifs de Bolloré est sa trésorerie de 6 milliards d’euros nets. « Selon la logique d’Accuracy, une décote de holding doit être appliquée sur le cash net, à savoir 6 milliards d’euros. Accuracy nous apprend que 6 milliards de cash valent 4 milliards de cash, un raisonnement mathématique qui illustre le sérieux de l’expertise menée », a écrit l’un d’eux.
Quant aux autres actifs du groupe Bolloré, il s’agit de participations dans des sociétés cotées (Vivendi et Universal Music coté à Amsterdam). « Il est surprenant qu’une décote aussi marquée soit appliquée à des actifs si liquides », a pointé un minoritaire.
En réponse à ces critiques, Cédric de Bailliencourt, vice-président du groupe Bolloré et neveu de Vincent, a indiqué aux experts que « le Groupe Bolloré n’envisage pas à ce jour de simplification notable des boucles d’auto-contrôle ». En outre, « l’objectif actuel du Groupe Bolloré est de réinvestir l’essentiel de la trésorerie aujourd’hui disponible dans des actifs contribuant au développement du Groupe. Un scénario de distribution à ses actionnaires d’une part significative de cette trésorerie dans les douze prochains mois n’est pas envisagé ».
Au final, le nouvel expert BM&A a admis que l’auto-détention était bien « un point central » de la valorisation. Mais selon lui, un calcul sans ces boucles est purement théorique et n’a « pas de sens d’un point de vue économique et financier ». En effet, supprimer cet autocontrôle serait long, coûteux, et « compromettrait potentiellement la conservation du contrôle du groupe » par la famille fondatrice. Une analyse contestée par l’actionnaire minoritaire Jérôme Schoumann dans sa lettre à l’AMF : « la simplification entière du groupe Bolloré peut se faire via des fusions ou des échanges de titres. Cela ne coûterait que quelques millions d’euros, et ne prendrait que 6-8 mois. Et la famille Bolloré continuerait de contrôler l’ensemble du groupe, car Sofibol [une des holdings] a été convertie en société en commandite [ce qui permet de détenir le contrôle quel que soit la participation détenue]. In fine, la simplification du groupe relève du ‘fait du prince’ » .
Rapports d’Accuracy pour le groupe Bolloré
- Expertise indépendante sur la fusion par voie d’absorption de la société Financière du Loch par la société Bolloré en 2012.
- Rapport d’évaluation dans le cadre du retrait obligatoire initié par le groupe Bolloré sur les actions de Plantations des Terres Rouges en 2013.
- Expertise indépendante dans le cadre de l’offre publique de retrait suivie d’un retrait obligatoire initiée par Vivendi sur les actions Havas en 2017 (180 000 euros).
- Rapport sur l’intérêt de l’acquisition par Bolloré de la participation de Bolloré Participations SE dans Blue Solutions en 2020.
- Missions pour Vivendi, Havas et Canal+ en 2023-24
- Rapport d’évaluation dans le cadre du retrait obligatoire initié par Hubert Fabbri sur les actions Socfin en 2024 (150 000 euros).
- Expertise indépendante dans le cadre de l’offre publique de retrait suivie d’un retrait obligatoire initiée par Bolloré sur les actions de la Financière Moncey, de la Compagnie du Cambodge et de la Société industrielle et financière de l’Artois en 2024 (300 000 euros).


