L'abonnement à l'Informé est à usage individuel
Un autre appareil utilise actuellement votre compte
Continuer la lectureAutoroutes : les liaisons dangereuses entre Vinci et une prof de droit de la Sorbonne
Le géant du BTP a nommé Hélène Hoepffner, une enseignante-chercheuse réputée, au conseil d’administration de deux de ses filiales autoroutières. Un mélange des genres qui pose question.

Le 14 septembre dernier à la Sorbonne, de nombreux étudiants et experts sont venus assister à un colloque juridique intitulé « Equilibres et déséquilibres contractuels » animé par Hélène Hoepffner. Durant toute la matinée, la codirectrice du Master de droit public des affaires de Paris 1 a interrogé des avocats, d’autres universitaires, un haut fonctionnaire mais aussi deux représentants de Vinci sur la question des contrats de concession passés entre l’État et les sociétés autoroutières. Un sujet que l’enseignante connaît par cœur : elle est administratrice depuis 2021 d’ASF et Cofiroute, deux filiales de Vinci justement exploitantes de ces concessions. On a suivi la réunion avec attention jusqu’au bout : à aucun moment la prof n’a mentionné ce mandat, qui ne figure pas non plus sur son profil LinkedIn, pourtant régulièrement actualisé.
Cette pudeur témoigne du vrai problème que pose cette double casquette. Déontologique déjà : peut-on former des étudiants aux « relations contractuelles entre les opérateurs économiques et les collectivités publiques » tout en étant administratrice et même actionnaire d’un de ces « opérateurs économiques » ? Ses élèves, qui effectuent des stages chez Vinci, savent-ils « d’où elle parle » durant ses cours ? Le sujet est d’autant plus brûlant qu’un nouveau bras de fer oppose aujourd’hui l’État et les sociétés d’autoroutes au sujet de la taxe sur les autoroutes que veut mettre en place le gouvernement en 2024. Vinci a déjà annoncé une « procédure devant le tribunal administratif et le Conseil d’État » contre ce prélèvement.

Mais le sujet est aussi légal : selon les textes, un fonctionnaire « consacre l’intégralité de son activité professionnelle aux tâches qui lui sont confiées. Il ne peut exercer, à titre professionnel, une activité privée lucrative de quelque nature que ce soit ». Certes, le code de la Recherche prévoit des dérogations pour les enseignants-chercheurs, mais à condition de respecter plusieurs obligations.
Déjà, il faut qu’ils y soient autorisés par leur hiérarchie et donc qu’ils en aient fait la demande à l’autorité dont ils relèvent. En l’occurrence, Hélène Hoepffner n’a envoyé sa demande à la présidence de son université que le 21 juin 2022 soit 15 mois après sa nomination (le 19 mars 2021) pour 4 ans au conseil d’administration des filiales de Vinci Autoroutes. Et cette autorisation ne lui a été accordée que le 15 septembre 2022.
Par ailleurs, pour être validé, le cumul d’activités doit permettre de « favoriser la diffusion des résultats de la recherche publique ». Et surtout, il doit être refusé s’il est « préjudiciable au fonctionnement normal du service public », ou s’il « risque de compromettre ou mettre en cause l’indépendance ou la neutralité du service », ou encore s’il est susceptible de « remettre en cause les conditions d’exercice de la mission d’expertise que le fonctionnaire exerce auprès des pouvoirs publics ou de la mission de direction qu’il assure ». En quoi la présence d’Hélène Hoepffner chez Vinci Autoroutes permet-elle concrètement de valoriser la recherche publique ? Pour toute justification, Paris 1 soutient auprès de l’Informé qu’en tant que « spécialiste en droit des contrats publics (…), sa participation (...) ne peut que permettre, par une meilleure connaissance des pratiques des opérateurs, de favoriser la diffusion de ses recherches ». Sans pour autant apporter de preuves de cet apport.

Il paraît assez évident que pour Vinci, il ne s’agit pas de valoriser l’expertise juridique d’Hélène Hoepffner mais bien d’en profiter. Celle-ci le reconnaît d’ailleurs elle-même dans sa demande d’autorisation. « Cette fonction est l’occasion d’appliquer, dans ces sociétés, mes travaux théoriques relatifs aux facultés et limites d’éventuelles prolongations des contrats publics au cours de leur exécution. » En somme, c’est bien pour aider l’autoroutier à gérer au mieux ses affaires que cette universitaire a été approchée… De même que Vinci profite de son influence dans la sphère publique. De 2019 à 2023, Hélène Hoepffner a siégé au Conseil national des universités, une instance qui se prononce sur la qualification, le recrutement et la carrière des professeurs des universités et des maîtres de conférences. Elle publie régulièrement des ouvrages ou articles dans les revues spécialisées (Dalloz et LexisNexis). Elle dirige aussi la commission juridique de l’Institut de la gestion déléguée (IGD), une fondation d’entreprises associant les acteurs publics et privés de l’univers de la concession, financée par Bouygues Construction, Colas ou… Vinci Autoroutes. L’IGD a rendu notamment des avis sur les législations européenne ou française portant sur les contrats de concession. Autant de travaux dont les politiques, l’administration ou les magistrats s’inspirent ensuite dans leurs arbitrages.
À combien Hélène Hoepffner monnaye ses précieux conseils auprès de Vinci ? Ni dans sa demande ni dans son autorisation de cumul d’activités, sa rémunération comme administratrice de Vinci n’est précisée. Alors qu’il s’agit bien aussi d’une condition à satisfaire pour que le cumul soit autorisé. Rien que chez ASF, ses jetons de présence annuels représentent selon nos informations un montant de 20 000 euros, en complément de sa paye d’enseignante. Si elle ne peut contester ces montants, qui figurent dans les documents officiels de l’entreprise, la professeure assure en revanche ne pas détenir d’action de sa société, dont les statuts prévoient pourtant que tout administrateur en détienne au moins une. « Je bénéficie d’un prêt d’action », tient-elle à nous préciser. Sauf que, comme pour une maison, le bénéficiaire d’un prêt d’action n’en est pas moins propriétaire. Selon une jurisprudence de la Cour de Cassation, cette transmission de titres doit même faire l’objet d’une inscription en compte au nom du bénéficiaire du prêt. Au risque, si ce n’est pas le cas, d’être réputé démissionnaire d’office de son mandat.
Sollicitée par L’Informé pour bien comprendre ce qu’entendait la loi en matière de valorisation de la recherche publique, ainsi qu’en termes d’indépendance et de neutralité, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) ne nous a pas répondu. Pas plus que Vinci.
Dans sa réponse à l’Informé, Hélène Hoepfnner assure agir en toute indépendance. « L’Autorisation m’a été délivrée compte tenu de mon domaine de spécialité et de l’activité de Vinci Autoroutes afin d’être nommée « administratrice indépendante. Je ne détiens personnellement aucune action (je bénéficie d’un prêt). Je ne suis pas leur avocat ou leur conseil : ils ont les leurs. Le président du CNU était informé. Il existe des règles de déport en cas de vote. Il en va de même pour les revues. Je ne commente pas quand une affaire concerne Vinci ni d’ailleurs les autoroutes. Vinci n’est pas « partenaire » du Master, en tout cas les directrices n’ont rien signé ni l’Université. La présidence de la commission juridique de l’IGD est une activité bénévole. Là encore, l’IGD connait mon statut d’administratrice ainsi que les membres de cette commission.»