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Continuer la lectureComment Renault a secrètement financé le documentaire d’Amazon à la gloire de Luca de Meo
Présenté comme un film réalisé par des journalistes indépendants, « Anatomie d’un come-back » est en fait un objet de communication. Imaginé par son ancien DG et payé par le constructeur.

« C’est une grande première : utiliser un documentaire audiovisuel pour révéler un nouveau véhicule de série », pavoisait l’hiver dernier l’équipe de com’ de la Renault 5. Le film intitulé « Anatomie d’un come back », diffusé sur Amazon Prime Video depuis le 13 décembre 2024, est en effet un objet unique en son genre. Il est produit par Breath Film, un label d’Elephant, la société fondée par Thierry Bizot et Emmanuel Chain, qui a rejoint les rangs du groupe Webedia-Fimalac en 2019. Ce label dit produire des « séries docs inspirées des codes de fiction ». Mais la série de quatre épisodes de 40 minutes est surtout une ode à Luca de Meo, l’ancien directeur général du constructeur automobile désormais à la tête de Kering. Selon nos informations, il a été entièrement financé par Renault pour un montant avoisinant les 2 millions d’euros. Interrogé, le groupe dirigé aujourd’hui par François Provost ne souhaite « communiquer aucune information sur l’investissement ».

L’idée de ce programme a germé dans le cerveau de Luca de Meo lui-même. « Ce doc est une demande expresse formulée à la direction de la communication du groupe, mais tellement à sa gloire que, en interne, on était beaucoup à trouver ça gênant », assure un salarié comme de nombreuses sources internes. Dans la foulée de sa sortie, plusieurs équipes ont même organisé des visionnages au bureau pour s’en amuser.
Mais, neuf mois plus tard, et après le départ du directeur général pour le groupe de luxe Kering, l’épisode laisse un goût amer. « Il a utilisé l’argent de Renault pour financer un documentaire à sa gloire personnelle, a posteriori ça semble insensé », avance un ex-dirigeant de la société, évoquant le « culte de la personnalité » imposé par l’ancien directeur général.
De fait, tous les intervenants interviewés pendant ce film de 160 minutes chantent les louanges du « car guy » italien. Bruno Le Maire, l’ancien ministre de l’économie, loue le « pilote par gros temps » nécessaire à Renault. Jean-Dominique Senard, le président du constructeur, évoque « quelqu’un de plus compétent que lui sur les sujets essentiels ». Le coproducteur du film, Cédric Fréour, présenté comme journaliste auto dans la série, déroule les succès de Luca de Meo sans tarir d’éloges pour ce « véritable capitaine d’industrie, passionné d’automobile depuis l’enfance », à l’écoute « comme un ingénieur et aussi comme un fan de voiture ».
Le film déroule ensuite les quatre premières années de Luca de Meo à la tête de la société, en insistant sur la communication interne avec des extraits de réunions où les salariés applaudissent leur patron, ou externe avec de longues minutes consacrées aux publicités de Renault. Quand on ne parle pas du directeur général dans le documentaire, c’est pour « dévoiler » des séquences de l’histoire récente de Renault, sous le règne de Luca de Meo évidemment : les pistes désertes du centre d’essais ultrasecret du constructeur au losange à Aubevoye (Eure), une session de team building animée par le GIGN pour les salariés d’Alpine déprimés par les revers successifs en Formule 1, le succès de Dacia et son lancement en rallye ou encore le dernier véhicule du constructeur, la R5 100 % électrique. Évidemment, les échecs imputables au grand patron sont passés sous silence : l’arrêt en mars 2024 de la production à l’usine historique de Flins (Yvelines), l’abandon du projet d’introduction en Bourse d’Ampere (la filiale dédiée à la voiture électrique et au logiciel, qui devait atteindre 10 milliards d’euros de valorisation) ou encore les relations orageuses avec le partenaire japonais Nissan… Quand bien même Nicolas Valode, le producteur du documentaire pour Breath Film, assure à l’Informé avoir travaillé « en toute indépendance ». Renault certifie qu’il « ne s’agit pas d’un film de commande. (...)Le documentaire montre la réalité du quotidien chez Renault Group, avec ses réussites, mais aussi ses défis et échecs. »
Renault, le coproducteur mystère
Interrogés par l’Informé, Nicolas Valode comme le constructeur de Boulogne-Billancourt finissent par reconnaître que « Renault est coproducteur de la série » Pourquoi ne l’avoir pas précisé au générique dans ce cas ? « Renault figure au copyright au générique », répond le producteur. De fait, le constructeur automobile y est effectivement cité… mais uniquement sur l’encart mentionnant les « crédits archives », au milieu de 48 institutions ayant accordé des droits d’utilisation de leurs images. Il n’apparaît jamais comme producteur. Difficile pour le téléspectateur d’en déduire que le documentaire a été payé par Renault.
Et un autre élément prouve la nature très particulière de « Anatomie d’un come-back » : Elephant n’a pas demandé la moindre subvention au Centre national du cinéma alors qu’il le fait pour ses autres docus. On comprend pourquoi : le producteur aurait été obligé de dévoiler ses sources de financement, et n’aurait décroché aucune aide.
Le caractère promotionnel du documentaire a aussi limité sa diffusion. Selon nos informations, des discussions avaient été engagées avec TF1. Mais une distribution sur la première chaîne de France se serait heurtée aux garde-fous de l’Arcom qui veille à interdire la publicité clandestine à l’antenne. Pour l’identifier, le régulateur de l’audiovisuel dans l’Hexagone utilise un faisceau d’indices, dont l’absence de pluralité des biens, services ou marques, la complaisance affichée face à un produit, la fréquence de visualisations du produit ou de la marque, l’absence de tout regard critique… On le voit, la série de Renault aurait peu de chance de réussir le test. « Aucune chaîne historique n’aurait pris le risque de diffuser un tel projet, ça la décrédibiliserait totalement, déplore le patron d’une grosse boîte de production de documentaires parisienne. Imaginez un peu : c’est comme si on faisait un documentaire sur les Big Pharma financé par Pfizer… » Interrogée par l’Informé, l’Arcom indique que si ce documentaire lui était soumis, elle « apprécierait les différentes pratiques décelées et éventuellement pourrait intervenir lorsqu’une de celles-ci lui apparaîtrait litigieuse au regard du cadre applicable ».
Amazon, la plateforme finalement choisie par Renault, échappe à toutes ces contraintes. En effet, son siège « européen » étant situé en dehors de l’Union européenne, au Royaume-Uni en l’occurrence, la plateforme américaine a obtenu de l’Arcom et de ses homologues du Vieux continent d’être régulée par la « Bayerische Landeszentrale für neue Medien » (BLM), une organisation hybride qui abrite la radio publique locale et incite les médias à s’installer dans le Länd. Et, coup de chance, qui semble nettement moins tatillonne que l’Arcom…
Interrogée sur l’absence d’une mention précisant le financement de Renault au générique, le BLM assure qu’il faudrait en effet que ce soit le cas, « si les contenus proposés s’avèrent des contenus publicitaires ». Or en France comme en Bavière, la définition de ces contenus est prévue par le règlement européen sur les services numériques : les critères sont théoriquement les mêmes.
Si Renault a financé la production, le constructeur a toutefois pris soin de ne rien payer pour sa diffusion, ni pour son référencement : la série a été diffusée gratuitement par Amazon.
En effet, selon plusieurs sources et contrairement aux usages, Amazon n’a pas déboursé un centime pour ce contenu qui lui a été offert sur un plateau par la com’ du constructeur. Un porte-parole du géant de l’e-commerce confirme que la plateforme « n’a pas participé au développement créatif ou à la production de ce titre, ou apporté de contribution éditoriale ». Interrogé sur le caractère publicitaire du programme, il renvoie la balle aux producteurs, qui se sont engagés à respecter la loi en souscrivant aux conditions de diffusion d’Amazon.