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Continuer la lectureLivre : Amazon vent debout contre les frais de livraison imposés par la France
La France s’apprête à imposer un tarif minimal pour l’envoi de livres neufs achetés en ligne. Les avis du secteur sont contrastés.

Amazon mobilise ses lobbyistes contre la loi Darcos. Publié le 30 décembre 2021, ce texte législatif veut conforter l’économie du livre tout en renforçant « l’équité et la confiance entre ses acteurs ». Parmi les principales dispositions, l’une prévoit d’obliger les plateformes à bien distinguer les prix des livres neufs de celui des livres d’occasion. Le texte acte surtout un système de prix plancher pour les livraisons de bouquins achetés sur internet : depuis, théoriquement, l’envoi ne peut plus être proposé à titre gratuit, que ce soit directement ou indirectement, sauf si l’ouvrage est retiré dans un magasin de vente au détail. L’enjeu, bien sûr, est de protéger les librairies physiques face aux rouleaux compresseurs du Net, Amazon en tête. Mais pour rendre applicable cette législation, un projet d’arrêté a été notifié le 13 octobre 2022 à la Commission européenne. Bruxelles a jusqu’au 16 janvier pour étudier ce cadre mais aussi l’ensemble des avis qui lui ont été envoyés par les acteurs du secteur, notamment celui d’Amazon, vent debout. L’Informé revient sur les principales critiques.
D’abord, pourquoi mêler Bruxelles à tout cela ? Car la future réglementation s’appliquera aux vendeurs non seulement installés dans notre pays, mais aussi à ceux qui livrent vers la France depuis un autre État membre de l’Union. En application du droit européen, Paris a donc dû alerter la Commission. Aucune révolution dans cette « notification » qui remonte au 13 octobre dernier : le projet d’arrêté sur le barème des livraisons reprend la proposition de l’Arcep, sacralisée fin septembre par les ministères de la Culture et de l’Économie. Est donc retenu un tarif minimal de 3 € lorsque la valeur d’achat des livres neufs est inférieure à 35 €. Au-dessus de ce seuil, le prix plancher de la livraison devra simplement être supérieur à zéro euro. Tôt ou tard, Amazon et les autres acteurs du secteur qui vendent en ou vers l’Hexagone devront donc mettre à jour leur système d’information pour respecter ces exigences tricolores. Aux oreilles de la Commission, la France a vanté la nécessaire préservation de l’offre culturelle « entre sites de vente en ligne et entre ces derniers et les commerces physiques, qui sont tous concurrents sur le même marché ». Paris assure que son cadre stimulera « une concurrence qui n’est pas fondée sur les prix, mais sur la qualité du service proposé aux lecteurs ».
Mais le dispositif provoque l’ire de plusieurs leaders du secteur, à commencer par Amazon. Le géant américain s’est fendu d’un courrier courroucé à la Commission, estimant cette législation très « discutable ». À l’écouter, un tel texte pourrait « être jugé contraire au droit de l’Union européenne ». Par exemple, la directive e-commerce de 2000 consacre le principe de la libre prestation des services transfrontaliers (article 3.2). Des exceptions sont certes prévues, mais elles ne peuvent que se rattacher à des motifs d’ordre, de santé, et de sécurité publics et de protection des consommateurs (article 3.4). « Il s’ensuit que les autorités françaises ne sauraient invoquer un objectif d’intérêt culturel » pour justifier cette tarification qui s’imposera même aux vendeurs installés dans d’autres États membres qui livrent dans l’Hexagone.
Pour la France, cette régulation serait donc « nécessaire à la préservation d’une offre culturelle riche et diversifiée ». La plateforme rétorque qu’elle serait au contraire préjudiciable à la fois aux consommateurs et à l’industrie du livre. Amazon « vend tous les livres, y compris les titres « à longue traîne », difficiles à trouver ou hautement spécialisés, ainsi que des livres en langues étrangères. De nombreux petits éditeurs et leurs auteurs comptent beaucoup sur Amazon pour accéder à leurs lecteurs ». Elle assure proposer un catalogue de 10 millions de titres francophones, et « des millions » de titres en langues étrangères. Pour la plateforme, pas de doute : « Amazon complète l’offre des points de vente physiques, généralement constituée de quelques milliers ou dizaines de milliers de titres. » Elle n’est pas avare en chiffres afin de vanter son modèle : « Les lecteurs français commandent en moyenne 300 000 titres différents par mois sur Amazon.fr. Par contraste, les librairies proposent une sélection plus restreinte, souvent en phase avec les tendances actuelles. Par ailleurs, les librairies sont très concentrées dans les grandes villes : Paris intra-muros représenterait plus de 20 % du nombre total de librairies françaises, pour seulement 3 % de la population et plus de 90 % des 35 000 communes françaises n’ont pas de librairie sur leur territoire. » Conclusion : « l’e-commerce permet de corriger les disparités territoriales et permet aux titres moins connus, plus spécialisés et plus anciens de rencontrer leur lectorat. » Dans son courrier de 10 pages, le géant rappelle en outre que Kindle Direct Publishing (KDP) « permet aux auteurs de tous genres d’auto-publier et de distribuer leurs livres à des millions de lecteurs à travers le monde, en choisissant où ils veulent vendre et en gagnant jusqu’à 70 % de royalties sur les ventes ». Ils seraient même des centaines à avoir dépassé le seuil de 100 000 euros de droits en 2020. « KDP redynamise ainsi la production littéraire et permet aux auteurs d’être reconnus en dehors des canaux traditionnels de l’édition. »
La missive porte d’autres considérations plus économiques : « en introduisant des frais d’expédition minimum sur tous les envois de marchandises contenant 35 € ou moins en valeur de livres, la mesure aura un effet inflationniste sur le prix, en particulier à un moment où le pouvoir d’achat des consommateurs français est frappé par une inflation vertigineuse. » Un tarif de livraison à 3 euros va mécaniquement augmenter de 40 % le prix d’un livre de poche vendu 7,50 euros. « Sachant que plus de 400 millions de livres sont vendus chaque année en France, dont 17 % en ligne selon une enquête Kantar-TNS-Sofres commandée par le ministère de la Culture, la mesure représenterait une dépense supplémentaire de plusieurs centaines de millions d’euros pour les lecteurs français. »
Lorsque la France avait notifié la loi Darcos le 17 juin 2021, la Commission s’était elle aussi montrée très critique. Elle avait relevé de possibles restrictions à la libre prestation de services dans l’UE et même un risque de discriminations à l’égard des vendeurs étrangers qui, par définition, ne disposent pas des mêmes infrastructures que les commerçants français s’agissant du click and collect. Quand Paris défendait l’intérêt culturel, la Commission répondait que « certains des plus petits vendeurs à distance pourraient ne pas être en mesure de concurrencer les vendeurs de détail (…) et pourraient disparaître du marché ».
Loi Darcos : les observations de la Commission européenne
Plutôt que d’imposer un tarif minimal pour l’expédition des livres neufs, Amazon recommande des pistes alternatives à base de subventions d’État ou de réductions d’impôts, au profit des librairies indépendantes. « Les autorités françaises ont bien subventionné les frais d’expédition des livres en novembre et décembre 2020, lors de la pandémie de Covid, ce qui confirme que cette mesure est techniquement réalisable. Le coût budgétaire serait limité et cette mesure soutiendrait efficacement les ventes en ligne des libraires sans affecter le pouvoir d’achat des lecteurs. »
Mais d’autres distributeurs, dotés de magasins physiques, voient les choses bien différemment. « Des frais de port sont associés à tous les autres produits culturels, pourquoi le livre devrait-il en être exclu ? » s’interroge par exemple la chaîne Cultura dans un courrier enregistré le 16 décembre dernier auprès de la Commission. Dans ses observations, l’enseigne relate tout le bien qu’elle pense du futur arrêté : « la gratuité des frais de port imposée par certains acteurs sur le marché freine le développement de la vente en ligne de nombreuses librairies et l’émergence des plateformes françaises. Nous ne pouvons accepter que ce marché soit préempté par des pur players ». Mêmes arguments à la Fédération des Éditeurs Européens (FEE). Elle expose que « ces mesures visent à pallier des situations de distorsion de concurrence entre des géants du Web qui peuvent se permettre de fixer les frais de port à 1 centime et les libraires, situations qui affaiblissent la portée de la loi Lang ». Et pour le Conseil Permanent des Écrivains (CPE), une telle réforme serait indispensable notamment pour « réduire les pratiques anticoncurrentielles, destructrices de valeur et d’emplois, source d’appauvrissement de l’offre culturelle ». Avis partagé par le Syndicat de la Librairie Française, comme l’avait pointé Actualitte.com : « Lorsqu’Amazon facture les frais de port 1 centime d’euro, il en coûte au libraire, pour la même expédition près de 7 € (tarif postal Colissimo 2021). Les libraires ne pourront être compétitifs sur Internet tant que perdurera un tel écart. Si le libraire choisit de répercuter intégralement ou même partiellement les frais de port sur son client, il perd la commande ; si, au contraire, il s’aligne sur le tarif d’Amazon, il vend à perte à chaque fois qu’il vend un livre sur Internet... ».
La Commission pourrait rendre un nouvel avis dans quelques jours.