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Continuer la lectureLes grosses ficelles de Shein pour payer des impôts ridicules en France
Le site chinois, devenu le deuxième plus gros vendeur de vêtements dans l’Hexagone, a mis en place un savant schéma d’optimisation fiscale. De quoi écorner encore plus son image alors qu’il se démène pour la travailler, en missionnant des personnalités comme Christophe Castaner.

Robe de soirée à 9,82 euros, t-shirt à 5 euros… En quelques années, Shein (prononcez « chi-inn ») est devenu un rouleau compresseur dans l’univers du textile en France comme ailleurs. Au point que le site d’origine chinoise y fait jeu égal ou dépasse des poids lourds du commerce « physique » installés de longue date. Selon des estimations de Globaldata relayées par Reuters, le chiffre d’affaires 2023 réalisé par le site dans l’Hexagone serait de 1,64 milliard d’euros. Ce qui en ferait le deuxième vendeur de vêtements du pays, au coude à coude avec le leader Zara, mais devant H&M, Primark ou Kiabi et ses 340 magasins. La société d’études Euromonitor estime pour sa part le chiffre d’affaires « habillement et chaussures » de Shein à 1,1 milliard d’euros en France. « Soit 3 % du marché, ce qui est énorme », assure Gildas Minvielle, directeur de l’Observatoire économique de l’Institut Français de la Mode. Son poids est tel qu’elle représente, avec son compatriote Temu, désormais 22 % des colis transportés par La Poste selon les déclarations récentes de son PDG Philippe Wahl au Sénat.
Déjà accusé par des ONG de faire produire ses articles dans de mauvaises conditions de travail et environnementales, cet acteur majeur de l’ultra fast fashion - un terme fermement rejeté par les équipes de Shein - pourrait aussi faire parler de lui pour ses astuces fiscales. Car selon nos informations, la charge d’impôt de Shein n’était que de 273 000 euros en France en 2023 (et 45 000 euros sur les 8 mois que comptait son exercice 2022). Ce montant XXS eu égard à son chiffre d’affaires s’explique par le rôle de la filiale française.
Depuis ses bureaux installés dans le centre de Paris, qui emploient aujourd’hui 20 collaborateurs, la société Shein France ne vend en réalité rien aux consommateurs. Du coup, pour 2023, elle n’a déclaré que 9,9 millions d’euros de chiffre d’affaires et 301 000 euros de bénéfice. Des revenus qui correspondent à des prestations de services et de marketing diverses, qu’elle fournit à sa maison mère située en Irlande. C’est via cette société baptisée Infinite Styles Ecommerce Co Limited que les internautes français passent lorsqu’ils cliquent et craquent pour un petit haut à 5,95 euros ou une paire de lunettes à deux euros.
Ce circuit financier, souvent utilisé par les multinationales et les plateformes numériques, possède un avantage évident. Les revenus générés par le site et l’application Shein - qui servent aussi de marketplace pour des vendeurs affiliés ou des vendeurs tiers - sont facturés en Irlande. Là-bas, le taux d’impôt sur les sociétés appliqué aux bénéfices est de 12,5 %, deux fois moins que le taux appliqué en France (25 %). Une optimisation qui représente un manque à gagner pour les finances publiques, qui ont peu de leviers face à ce montage légal. Contacté par l’Informé, Shein nous a indiqué « respecter pleinement l’ensemble des lois et réglementations fiscales en vigueur dans chaque pays où nous opérons, y compris en France. Nos activités en France sont entièrement en règle avec la législation fiscale, et nous nous acquittons de l’ensemble des taxes et impôts dus au gouvernement français, aussi bien pour nos opérations sur le territoire que pour nos ventes sur le marché français ».
Même à l’étage irlandais, l’optimisation fiscale va bon train. En 2023, Infinite Styles Ecommerce Co Limited, qui consolide l’activité de Shein dans plusieurs pays européens comme la France donc, mais aussi l’Allemagne ou la Belgique a enregistré un chiffre d’affaires de 7,7 milliards d’euros mais seulement 123,7 millions de résultat opérationnel. Une marge riquiqui de 1,6 % qui s’explique par le fait que l’entreprise ne fait pour l’essentiel que revendre des vêtements achetés à d’autres filiales du groupe. Au final, cette entité de 24 salariés a payé 18,4 millions d’euros d’impôts à l’administration irlandaise. Et ce malgré une croissance galopante des ventes (+ 68 % en un an). Cette structure irlandaise appartient à une holding située à Singapour (Roadget Business Pte. Ltd), où les bénéfices sont imposés à seulement 17 %. La holding de tête du groupe, Elite Depot Ltd, est pour sa part enregistrée dans le paradis fiscal des Îles Caïman. Imparable.
Depuis sa création en Chine en 2008, au départ pour vendre des robes de mariage, l’entreprise a profondément évolué. Et connu un coup d’accélérateur phénoménal en 2019-2020 grâce aux confinements. Paradoxalement, Shein n’arrose pas son marché d’origine. « C’est plutôt une machine de guerre à l’exportation », nous explique Gildas Minvielle, qui synthétise les raisons du succès : « Ils sont très forts sur les réseaux sociaux où ils ont pris très tôt le train des influenceuses. Ils proposent des milliers de nouvelles références chaque jour, disponibles dans toutes les tailles, ce qui est un élément très important. Et, là où Zara se réapprovisionne en quelques semaines, Shein y parvient en quelques jours. Le tout avec des tarifs incroyables. » Alors que tout le secteur du textile a dû augmenter ses prix, « Shein est vraiment arrivé pile au bon moment ».
Plusieurs nuages risquent toutefois de faire de l’ombre à la success-story de cette entreprise présente aujourd’hui dans 150 pays, dont les États-Unis (son premier marché), le Royaume-Uni, l’Union Européenne, etc. D’abord, l’exemption de droits de douane (pour les colis de moins de 150 euros en Europe, et de moins de 800 dollars outre-Atlantique) dont elle bénéficie largement en raison du faible montant des commandes est de plus en plus remise en cause. Ensuite, la mauvaise image de Shein lui a déjà coûté l’abandon de la cotation aux États-Unis, en raison de l’hostilité des autorités américaines. En France, la plateforme doit aussi faire face à une proposition de loi « visant à réduire l’impact environnemental de l’industrie textile ». Elle sera bientôt examinée par le Sénat après avoir été mise sur pause par la dissolution de l’Assemblée nationale. Le texte prévoit des malus financiers de plusieurs euros pour chaque article concerné, qui financeront les entreprises vertueuses.
Pour redorer son blason, Shein a nommé en décembre 2024 l’ancien ministre de l’intérieur Christophe Castaner, l’ancienne secrétaire d’État chargée de l’aide aux victimes Nicole Guedj, et Bernard Spitz (ex-président de la commission Europe et international du Medef et ex-président de la fédération française des sociétés d’assurances) au sein d’un comité régional, comme révélé par nos confrères de la Lettre fin décembre. Le rôle de ces personnalités ? Conseiller le groupe en matière de responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Contacté par l’Informé, l’ex n° 1 de la Place Beauvau, qui a précisé ne pas être porte-parole de Shein, ni son employé, nous a indiqué avoir signé un contrat de mission avec le géant du textile sur les sujets de RSE en Europe, Afrique et Moyen-Orient, pour une mission qui se déroulera « en 2025. » Interrogé lors de la matinale de France Inter le 16 janvier sur cette nomination qui a le don d’indigner les professionnels français de la mode, le président du Medef Patrick Martin s’est « refusé à distribuer les bons et les mauvais points ». Il s’est en revanche déclaré « inquiet de la marée montante très rapide de ces sites qui sont très créatifs, très agressifs et qui bénéficient à certains égards de dispositions dérogatoires », citant des exemptions de TVA ou des tarifs postaux très avantageux. « Je pense qu’il faut rétablir des conditions d’équité concurrentielle et ce n’est pas Christophe Castaner à lui seul qui va régler ça, ni l’accentuer », a conclu le patron des patrons.
Au sujet des propos tenus par Patrick Martin, Shein indique s’acquitter de l’ensemble des taxes et impôts dus au gouvernement français, y compris la TVA, aussi bien pour ses opérations sur le territoire que pour ses ventes sur le marché français.