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Continuer la lectureQuand Eurazeo patine avec son pôle dédié aux stars de la Tech
L’investisseur tente de surmonter les départs clés survenus mi-2023 à la tête de son activité Eurazeo Growth, présente au capital de grands noms de la French Tech.

Doctolib, ManoMano, BackMarket, Younited, Payfit… Ces fleurons de la French Tech ont un point commun : ils comptent Eurazeo parmi leurs actionnaires. Il y a une petite dizaine d’années, la société d’investissement cotée s’est mise à faire les yeux doux aux grands espoirs de la « start-up nation » et à leurs alter ego européens. Une équipe est même dédiée aux jeunes pousses les plus confirmées, ces pépites qui ont déjà réalisé une ou deux levées de fonds, ont trouvé leur marché et commencé à générer des revenus significatifs mais demandent encore beaucoup de cash pour consolider leur croissance. Cette activité, baptisée Eurazeo Growth, peut injecter de très gros montants et rivaliser avec des acteurs anglo-saxons… Au point de faire monter très haut l’exposition d’Eurazeo dans certains dossiers. Selon des reporting fournis aux investisseurs le 30 juin dernier, consultés par l’Informé, Eurazeo a injecté, en propre ou pour le compte de tiers, jusqu’à 291 millions d’euros chez BackMarket, 288 millions pour Doctolib, 173 millions chez Vestiaire Collective ou 155 millions chez ContentSquare.
Sauf que la machine se grippe. La guerre en Ukraine et ses effets sur l’économie ont douché l’euphorie dans la tech, poussant les investisseurs à la prudence et dégonflant ce qui était décrit comme une bulle. Certes, la valorisation des actifs d’Eurazeo Growth se maintenait encore à 4,5 milliards d’euros fin 2022, dont 1,87 milliard pour les participations à son bilan. Les start-up concernées sont d’ailleurs très loin de manquer de cash et beaucoup ont encore enregistré une croissance supérieure à 25 % au troisième trimestre, a rassuré le co-CEO du groupe William Kadouch-Chassaing, lors du capital market day du 30 novembre. Mais Eurazeo Growth s’est dernièrement résolu à déprécier de 25 % en moyenne les participations les plus anciennes de son portefeuille, surtout les plus exposées aux consommateurs…
Une levée de fonds interrompue
Et le plus grave est ailleurs : Eurazeo Growth doit surmonter une crise de gouvernance. Son patron, Yann du Rusquec, est parti au début de l’été, pour créer une société de gestion. Trois autres profils expérimentés l’ont suivi, Guillaume d’Audiffret, Zoé Fabian et Nathalie Kornhorn-Brülls. Ces départs sont arrivés alors que l’équipe était en pleine levée d’un nouveau fonds. Selon nos informations, ce dernier ciblait au moins 2 milliards d’euros, en incluant un gros ticket venant d’Eurazeo. Et une étape symbolique était sur le point d’être franchie, visiblement à près de 50 % de l’objectif : celle du premier closing, qui permet à un gérant de commencer à investir les capitaux levés. Le Fonds européen d’investissement (filiale de la Banque européenne d’investissement) devait jouer un rôle important dans le véhicule, tout comme Bpifrance. « Il y a une forte volonté politique de faire émerger des grands fonds européens capables de rivaliser sur la durée avec les investisseurs américains, et Eurazeo a complètement sa place », selon un financier. Mais avec les départs, difficile de poursuivre la levée : Eurazeo Growth a décidé de temporiser et de reporter l’exercice. Dès juillet, toutefois, une nouvelle responsable a été nommée, Hala Fadel, arrivée en 2022 seulement dans l’entreprise- initialement pour monter un fonds Tech dédié tant aux sociétés cotées que non-cotées (un fonds CrossOver). Parmi les autres membres de l’équipe, se trouvent aussi des profils moins expérimentés, promus pour l’occasion. En support, un vétéran joue les figures paternelles, Benoist Grossmann. Cet associé d’Eurazeo est l’une des personnalités tricolores du capital-risque - l’investissement dans les start-up plus jeunes que celles ciblées par Eurazeo Growth. Il copréside l’association France Digitale.
Faut-il voir dans cette cascade de départs la conséquence de la crise de palais survenue chez Eurazeo en février dernier ? Dans un coup d’éclat peu courant pour le milieu, la patronne Virginie Morgon a été remerciée avec deux membres du directoire, sous l’impulsion du premier actionnaire, la famille Decaux - mécontente de voir le cours de Bourse dégringoler depuis son arrivée au capital, en 2017. Les aspirations de Yann du Rusquec semblaient en tout cas plus en phase avec les plans de Virginie Morgon qu’avec les priorités des nouveaux patrons, William Kadouch-Chassaing et Christophe Bavière. Le quadragénaire aurait voulu que son équipe dispose au sein d’Eurazeo de sa propre société de gestion, dont elle aurait été actionnaire aux côtés de la maison mère. L’intérêt ? Renforcer la motivation des troupes en les invitant au capital, en complément du système de commission de surperformance (le « carried interest »). Surtout, cette entité devait générer ses propres commissions de gestion de fonds, dans l’optique de mieux maîtriser son développement… Et ainsi limiter les sorties d’argent ailleurs dans le groupe. « Lancée en 2020, l’activité infrastructure d’Eurazeo, elle, a bien eu droit à sa propre société de gestion, raconte un connaisseur de la maison. Si Virginie Morgon semblait ouverte au projet de Yann du Rusquec, ce dernier a sans doute compris que ce serait plus compliqué avec le duo Bavière /Kadouch-Chassaing. »
Les commissions, nerf de la guerre ?
Les commissions sont un sujet clé dans la maison. Depuis plusieurs années, comme d’autres investisseurs cotés tels que Wendel, la firme met le paquet sur les fonds pour compte d’investisseurs tiers. Ceux-ci génèrent des « management fees » dont la récurrence plaît à la Bourse et soutient - en temps normal - le cours. Mais Eurazeo dépend encore largement de son métier historique, moins apprécié du marché : investir via les ressources du bilan et générer du résultat par les plus-values de cession. En effet, la valeur totale de ses actions se situe bien en dessous de celle des actifs qu’elle détient, ce qui laisse apparaître une « décote de holding » - qui s’élevait jusqu’à 50 % chez Eurazeo fin juin. « Pour accroître le poids relatif de la gestion pour compte de tiers par rapport au bilan, il y a deux solutions : accélérer le développement de la première ou diminuer la taille du second en cédant les actifs pour redistribuer le cash aux actionnaires, poursuit une relation d’affaires de la société d’investissement. En désirant renvoyer 2,3 milliards d’euros de dividendes et rachats d’actions sur 2024-2027 comme cela a été annoncé fin novembre, la maison donne le sentiment de privilégier la seconde voie, pour que le cours monte plus vite. » Une opinion tout de même à nuancer : la firme prévoit 1,7 milliard d’euros pour des acquisitions… Elle s’intéresse par exemple à la vente Astorg, comme l’a révélé l’Informé. « Ce contexte n’est pas très enthousiasmant, et que des professionnels reconnus décident d’aller voir ailleurs, cela peut se concevoir », persifle l’associé d’un autre fonds.
Le spectre d’une prise de participation ou d’un rachat d’Eurazeo par un investisseur américain est aussi à prendre en compte. « Quand vous levez un fonds identifié comme un outil utile pour maintenir en Europe les plus beaux spécimens de la Tech et que votre maison est peut-être sur le point de voir des Américains débarquer à son capital, votre position n’est pas très confortable, raconte un banquier. Et vous ne pouvez rien dire aux investisseurs avec qui vous discutez. »
Un chèque mal vécu
Une chose est sûre, le départ de Yann du Rusquec - qui n’a pas souhaité commenter nos informations- n’a pas été bien vécu en interne. Et dans l’entourage de l’investisseur coté, certains lui reprochent en outre une jolie culbute en quittant la société. En 2015, il a investi dans un programme où les managers d’Eurazeo étaient invités à abonder (avec leur argent) aux côtés du groupe dans ses prises de participation pour compte propre. L’idée ? Bénéficier à terme d’une répartition bonifiée de la plus-value au-delà de certains seuils de rentabilité - dans l’esprit du « carried interest » des fonds classiques. Ce programme et d’autres du même genre, appelés CarryCos (et décrit dans les documents d’enregistrement universels), ont été créés à l’époque de Patrick Sayer, le prédécesseur de Virginie Morgon. Les parts investies étaient bloquées pendant huit ans, mais leurs détenteurs avaient la possibilité d’exercer une option de vente auprès d’Eurazeo ensuite, sans condition. Et ce, à partir du 1er janvier 2023 dans le cas de la CarryCo d’Eurazeo Growth… Ce que l’intéressé n’a pas manqué de faire. Selon le rapport financier du 1er semestre du groupe, des options de vente ont été exercées pour 44,5 millions d’euros : si d’autres personnes ont aussi exercé leurs options, une fraction substantielle (le montant n’a pas été rendu public) aurait été versée à Yann du Rusquec. Le montant s’explique par le haut niveau de valorisation du portefeuille (l’actif net réévalué). « Mais les gains au final résultent bien plus de valorisations virtuelles de participations que de cessions, s’étrangle un actionnaire d’Eurazeo. Ce système d’option de vente, dans ce cas de figure, a un côté un peu pousse-au-crime, dans la mesure où il donne l’opportunité de sortir du programme dans de très bonnes conditions alors que le marché de la tech reste très incertain. » Plusieurs actifs du programme ont toutefois été revendus : PeopleDoc, Farfetch et un panachage de participations cédé à des investisseurs tiers lors d’une transaction secondaire en 2021. « On fait un faux procès, ajoute l’une des connaissances de Yann du Rusquec. Un actionnaire d’Eurazeo peut être frustré par la décote de holding, mais il peut vendre ses parts plus facilement. Les managers qui investissent dans ces programmes, eux, ont leur argent bloqué pendant huit ans. Cette règle a aussi sa logique dans la mesure où Eurazeo peut décider de conserver pour diverses raisons ses participations et pas seulement parce qu’elle n’arrive pas à les céder : il faut donc rendre liquide les parts des managers dans des conditions acceptables » « Cet argent, Yann du Rusquec l’aurait sans doute réinvesti dans les nouveaux fonds d’Eurazeo s’il était resté, selon une autre source. Comme il ne serait guère étonnant qu’il l’utilise pour investir dans le fonds qu’il cherche à lever. » Les professionnels du private equity investissent directement dans les véhicules qu’ils lèvent sous forme de parts leur donnant accès au fameux carried interest (le « GP commitment »). « Et puis il faut en garder sous le pied pour financer une équipe en attendant de générer des commissions de gestion », observe un banquier.
En théorie, le départ de Yann du Rusquec et de ses trois acolytes aurait pu déclencher une bombe. Lorsqu’un fonds de private equity est confronté au départ de personnes clés (les « keymen »), ses souscripteurs peuvent se réunir pour transférer sa gestion à un autre acteur, en invoquant une clause figurant la documentation des fonds. Cela aurait pu se produire pour Eurazeo Growth III, un véhicule de 1,6 milliard d’euros levé entre 2019 et 2021, quasi totalement investi. Mais rien ne s’est passé : les investisseurs ont renouvelé leur confiance à Eurazeo, à en croire la nouvelle responsable de l’équipe Growth, Hala Fadel, dans une interview au média en ligne Sifted, début décembre. Cette dernière y annonce par ailleurs quatre recrutements : une managing director arrivant à Londres, ainsi que trois « operating partners » - des profils axés sur l’assistance opérationnelle des participations et non sur l’investissement. « Cela donne quand même un peu l’impression qu’Eurazeo a fait le service minimum pour pallier quatre départs majeurs et éviter que les souscripteurs ne lui retirent la gestion du fonds, observe un investisseur du véhicule. Car le géant de la gestion d’actifs va devoir reprendre sa levée de fonds, « possiblement dès février », dixit Fada Hadel. « Encore faudra-t-il recruter de vrais « dealmakers » : on va voir quelles sont vraiment les ambitions de la société et de son principal actionnaire », poursuit l’interlocuteur. La levée d’un nouveau fonds passera aussi par des cessions. Lors du capital market day du 30 novembre, William Kadouch-Chassaing a dit qu’il fallait attendre Eurazeo sur ce terrain en 2024.