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Continuer la lectureAncré, média « inclusif et engagé », accusé d’exploiter ses jeunes journalistes
Plusieurs journalistes noires et maghrébines accusent ce pure player de pratiquer des tarifs indécents sous couvert de leur donner leur chance dans un milieu très blanc. Elles évoquent aussi des traitements relevant potentiellement du harcèlement moral.

Un site web en noir et blanc, graphique et épuré. Des photos de femmes arborant des looks pointus, le cheveu libre et l’allure assurée. Des articles parfois mordants : « Pourquoi Beyoncé ne sera-t-elle jamais assez noire ? », « Barbour, la veste de riches qui ne veut plus être (que) pour les riches », « D’Estée Lauder à Westwood, les successions qui tournent mal »... Chez Ancré, pure-player consacré à la mode, la beauté et la pop culture, on revendique sa différence. Ici, pas de marronnier régime ou anti-âge comme dans la presse féminine traditionnelle, et encore moins de mannequins blonds et filiformes, mais des femmes de tous les poids et de toutes les origines, qu’elles célèbrent joyeusement. La devise de ce média indépendant ? « Fidèles à nous-mêmes. Fidèles à vous-mêmes ». Une promesse de Hanadi Mostefa et Flora Dibotti, cofondatrices d’Ancré avec l’entrepreneur Didier Piquionne en 2022, qui s’engagent auprès de leurs lectrices, de très jeunes femmes s’intéressant aussi bien au streetwear qu’au féminisme intersectionnel.
Cette notion, popularisée dans les années 2010, permet de penser les discriminations qui s’entrecroisent (liées au genre, à la race, la classe, l’orientation sexuelle ou au handicap…). Elle est distillée sur le très actif compte Instagram du titre, suivi par 42 300 personnes, qui critique sans détour le manque de diversité dans la mode et de la presse féminine. Un problème qui n’existe pas au sein de la rédaction : selon plusieurs témoins, ses créatrices se targuent de « donner leur chance à tout le monde », en particulier, à de jeunes journalistes noires et métisses et issues de milieux éloignés de la sphère médiatique. Mais à quel prix… L’Informé a recueilli les récits de huit collaboratrices du média. Rémunérations au rabais, pressions managériales… toutes racontent un envers du décor autrement moins réjouissant que les posts insta maison. « On nous répétait : “tu es une femme noire. Nous, on te donne ta chance, mais ça ne sera pas pareil ailleurs”, souffle Baya, 22 ans. Tous les jours, on nous rappelait notre condition. » Les personnes interrogées, en grande majorité non-blanches, témoignent d’un même sentiment : Ancré profiterait de leur difficulté à intégrer un milieu professionnel encore très blanc pour leur imposer des conditions salariales et de travail inacceptable.
Un gouffre entre le discours et les pratiques managériales
Voyez Lucie. Depuis qu’elle s’« intéresse à [s]on identité », cette jeune femme noire de 21 ans a « arrêté d’acheter ELLE et Vogue ». Elle découvre Ancré en 2022, peu après son lancement. « J’ai pensé : ‘C’est un média pour les filles comme moi’ », se souvient-elle. Alors, en marge de ses études de journalisme, elle « propose plusieurs sujets à la rédaction », sans obtenir de réponse. Elle persistera pendant plus d’un an, avant d’obtenir une proposition de collaboration. « Hanadi Mostefa, la rédactrice en chef, savait que j’étais très motivée, analyse-t-elle aujourd’hui, et que j’accepterais n’importe quelles conditions de travail. » À savoir un paiement de ses articles sur facture, ce qui l’oblige à créer une auto-entreprise. La pratique est pourtant illégale : la loi impose aux rédactions de rémunérer les journalistes pigistes en salaire. Et la somme proposée ? Un forfait de 250 euros TTC pour huit articles par mois, soit 31,25 euros par papier, quelle qu’en soit la longueur (rarement en dessous de 2 000 caractères, souvent entre 3 500 et 10 000). Un montant bien éloigné des standards en vigueur dans la profession : à titre de comparaison, en presse écrite, le barème minimal de pige varie de 54,7 à 67 euros brut par feuillet de 1 500 signes, indique la CFDT Pigistes, le double de la somme payée par Ancré pour un article complet donc.
Alors que d’autres contributrices font état de très maigres tarifs, versés sur facture, les cofondatrices se défendent auprès de l’Informé, par la voix de leur avocat Jérôme Dalmont. Selon lui, « Ancré vient du net et répond à des codes et pratiques différentes » du « Monde » ou « de Mediapart ». Si la rédaction ne fait travailler que des stagiaires ou des journalistes en freelance, ce serait en raison d’un « contexte de lancement d’activité ». « Mes clientes ont dû faire avec les moyens du bord, argue l’avocat. À l’époque, il n’était pas possible financièrement [pour elles] de faire autrement, sauf à renoncer à leur activité ». Au sujet des journalistes travaillant en freelance, Ancré précise : « la situation est en cours de régularisation et devrait l’être complètement au premier trimestre 2025. »
Selon leur conseil, les fondatrices auraient réalisé « un benchmark préalable (...) auprès de médias similaires pour des formats similaires qui proposaient des tarifs de 40 euros pour cette typologie de publications ». Vraiment ? Selon nos informations, un site comme Madmoizelle, pure player féminin et féministe, proposait pourtant en 2024 une rémunération de 80 euros brut le feuillet, payé en salaire. Causette, média féministe indépendant qui a fermé en 2024 après avoir traversé de graves difficultées financières, parvenait en 2022 à offrir 60 euros brut le feuillet, en salaire. Dans un registre différent, StreetPress, titre web indépendant et sans publicité spécialisé dans les luttes sociales en milieu urbain, propose un tarif forfaitaire de 400 euros brut pour 5 feuillets (soit 80 euros par feuillet), payés en salaire.

L’avocat ajoute que les sommes proposées « tenaient compte de la nature des publications, majoritairement des news, et du caractère particulièrement junior des rédactrices qui étaient bien souvent encore étudiantes, un temps important était consacré à leur formation par des relectures, corrections, etc. ». Plusieurs des journalistes interrogées ont pourtant signé des articles longs et fouillés pouvant atteindre 10 000 signes. La rédaction affirme que « la grille de rémunération envisagée pour 2025 sera d’environ 60 euros pour 4 000 caractères ». Soit 22 euros le feuillet, donc toujours bien loin des médias comparables. Étonnant quand on sait que Hanadi Mostefa et Flora Dibotti collaborent avec de grandes marques via leur agence médias et de production d’évènements, Ancré Agency, la « première agence focalisée sur les femmes et la diversité ». En 2024, celle-ci a signé des contrats avec Adidas, Birkenstock, Puma ou encore le groupe international de cosmétique Deciem, pour un montant qu’elles n’ont pas souhaité communiquer.
« Le diable s’habille en Prada »
Si Lucie est aujourd’hui amère, c’est aussi à cause de « la façon dont [elle] a été traitée ». La jeune femme reste marquée par une scène qu’elle dit avoir vécue lors d’un shooting photo conceptualisé et organisé par ses soins. Le jour J, elle est aidée par sa consoeur Baya. « À un moment, Baya et moi avons commencé à proposer des poses aux modèles, se souvient Lucie. Ça a énervé Hanadi Mostefa, qui nous a attrapées par la manche et nous a physiquement virées du plateau, comme deux gamines, devant toute l’équipe. Je me suis sentie dépossédée et humiliée. » Une attitude bien éloignée de la définition du bon management que défendait la cofondatrice dans une interview de mai 2021 donnée au site StockX : « trouver les forces de chacun et faire en sorte de les développer (...) tout faire pour que ton équipe soit dans les meilleures conditions pour s’exprimer. » Tout de même convaincue que cette collaboration va déboucher sur des stages et un jour, une embauche, Lucie s’accroche. « Quand j’ai fini par dire que certaines choses ne me convenaient pas, Hanadi Mostefa s’est mis à s’adresser à moi de plus en plus mal ou à ne plus me répondre au téléphone. Puis, du jour au lendemain, elle m’a dit que la collaboration s’arrêtait. »
Jérôme Dalmont indique que le média de ses clientes « a cessé de collaborer avec certaines freelances dont les publications sur les réseaux sociaux personnels ne reflétaient pas les valeurs d’Ancré ou pour lesquelles certains partenaires ont fait remonter le manque de professionnalisme ». Il ajoute : « Être un média engagé avec des valeurs d’inclusion ne veut pas dire que n’importe quel comportement peut être admis. »
Baya, qui confirme la scène du shooting, décrit également une lente dégradation de ses conditions de travail. Au printemps 2022, la jeune femme est recrutée comme vidéaste et community manager sous le statut de « stagiaire communication » non rémunérée. Entre septembre 2022 et mai 2024, elle passe « journaliste reporter en freelance », un statut qui n’existe pas légalement, avant de redevenir stagiaire entre mai et juin 2024. Lorsqu’elle est freelance, elle est payée 250 euros pour cinq vidéos par mois, qu’elle réalise avec son propre matériel. Lorsqu’elle est stagiaire, elle joue aussi les petites mains sur les shootings, repasse les vêtements, aide lors d’événements…
Lors d’une soirée organisée par Ancré au très chic club parisien Le Silencio, elle est ainsi chargée d’accueillir les invités. « Je suis restée plantée devant la boîte dans le froid avec le vigile. J’ai bossé jusqu’à une heure du matin. » Pour rentrer chez elle, la jeune femme paye un taxi de sa poche, « comme pour la grande majorité de (ses) déplacements pour Ancré ». Le lendemain, elle doit être présente dès 7h sur un shooting photo en banlieue. « J’ai dormi trois heures entre les deux événements », se souvient-elle. L’opportunité de rêve tourne au cauchemar.
Début 2024, Baya jongle entre ses études, ses missions pour Ancré, qu’elle dit effectuer souvent le week-end, et l’animation du compte TikTok du média, à laquelle elle se forme seule « le soir, après les cours ». C’est dans ce contexte qu’elle est envoyée à la Fashion Week parisienne pour filmer un défilé. « Pour poster la vidéo plus vite sur les réseaux, j’ai commencé à monter les images dans le bus », se souvient-elle. Mais le résultat ne satisfait pas Hanadi Mostefa, qui lui aurait fait « des dizaines de retours par WhatsApp ». « Une fois chez moi, j’ai continué à travailler, mais je me sentais de plus en plus mal. J’ai fait une crise d’angoisse et je me suis effondrée sur mon ordinateur », retrace Baya. Dans le camion de pompiers qui la conduit à l’hôpital, la journaliste « essaye à tout prix de finir le montage ». « J’étais dans un état second. J’ai demandé à un des pompiers d’appeler Hanadi Mostefa avec mon téléphone pour la rassurer. Je ne voulais pas la mettre en difficulté. » La rédactrice en chef lui dit de ne pas s’en faire, elle confirme aujourd’hui cet échange et précise que la jeune femme lui aurait soutenu que sa crise n’était pas en lien avec l’entreprise. « J’avais de l’affection pour Hanadi Mostefa, explique aujourd’hui Baya. Je n’avais pas encore conscience que c’était comme de bosser dans “Le Diable s’habille en Prada”. »
Deux semaines et demi après cet événement, les cofondatrices informent la jeune freelance qu’elles mettent fin à leur collaboration… avant de l’envoyer le lendemain sur un tournage vidéo. « Elles m’ont dit plusieurs fois « On fait une pause » mais dans les faits, j’ai travaillé en freelance jusqu’en mai 2024 », affirme Baya. C’est là qu’elle est de nouveau recrutée en stage par la rédaction. Et qu’elle se met à ressentir de fortes douleurs abdominales, qui l’obligent à rappeler les pompiers. Diagnostic : « Une inflammation aggravée par le stress » qui l’oblige à passer la nuit à l’hôpital. « J’ai envoyé mon certificat médical à Flora Dibotti », raconte-t-elle. Dans une note vocale écoutée par l’Informé, la cofondatrice lui propose « d’être en arrêt aujourd’hui »... avant de rétropédaler quelques heures plus tard : « J’ai fait le point avec Hanadi, je n’étais pas au courant que tu devais shooter du contenu (...). Au besoin, ce matin, tu es en arrêt et cet après-midi, tu peux avancer sur les RP de la soirée, les story et le contenu que tu dois aller shooter. » Les parents de la jeune femme confirment son récit et qualifient l’ex-environnement de travail de leur fille de « très toxique ».
L’avocat d’Ancré indique qu’une collaboratrice en freelance a bien évoqué des soucis de santé auprès des cofondatrices, mais qu’elle les a « présentés comme étant d’ordre strictement personnel ». Dibotti et Mostefa auraient demandé à la jeune femme « de se reposer, se mettre en arrêt de travail » et l’ont « questionnée sur sa faculté à pouvoir poursuivre un stage en parallèle de ses études ». Ancré évoque aussi « certains comportements peu professionnels » de la part d’une freelance et, au sujet des accusations de harcèlement, dénonce « une tentative d’instrumentalisation pour servir une “vengeance’”personnelle issue d’une situation de frustration de personnes relativement jeunes, avec peu d’expérience du milieu professionnel et qui ne perçoivent pas la portée et les conséquences potentielles de leur propos et actes ».
Travail gratuit
Juliette*, jeune femme qui se définit comme métisse, a décidé d’elle-même d’arrêter sa collaboration avec Ancré. « J’ai vu certaines journalistes de la rédaction au bord du burn-out, je ne voulais pas que ça m’arrive », explique-t-elle. L’étudiante, à qui Ancré a proposé un forfait de 250 euros pour 8 articles par mois dans un mail consulté par l’Informé, fait aussi état de problèmes de paiement. « J’ai connu la précarité, raconte-t-elle. Quand je cherchais un job, Ancré représentait pour moi un revenu essentiel, mais durant les premiers mois de ma collaboration, je n’ai pas été rémunérée pour mes articles. » Selon Juliette, la direction aurait prétexté un souci avec le SIRET de son auto-entreprise pour ne même pas lui verser son dû sur six articles.
La jeune femme a par ailleurs été mannequin pour Ancré, une mission pour laquelle elle assure n’avoir rien perçu, de même qu’une autre jeune femme interrogée, modèle sur un shooting posté sur le site. Selon plusieurs journalistes, les jeunes mannequins, make-up artists ou stylistes travaillant sur les shootings éditoriaux le font généralement gratis. Baya n’aurait pas non plus été rémunérée pour certaines missions en freelance, notamment un shooting vidéo d’une journée. Quant à Lucie, elle n’aurait pas été payée pour trois de ses articles, pourtant validés par la rédactrice en chef mais jamais publiés, quand le Code du Travail stipule que « tout travail commandé ou accepté par une entreprise de journal ou périodiques et non publié doit être payé ». De quoi lui enlever ses dernières illusions sur le média qui l’a tant fait rêver. « Les rêves, ça ne sert à rien, lâche la jeune femme. Derrière, ce que tu trouves est dégueulasse. »
* Tous les prénoms ont été modifiés.
Une réponse de Ancré
« ANCRÉ a été particulièrement surpris de la teneur de l’article publié par L’INFORME. ANCRÉ est viscéralement attaché à l’égalité sous toutes ses formes, la diversité et à l’inclusion qui sont des composantes majeures de son ADN, ANCRÉ n’a jamais fait référence à la couleur de peau de ses collaboratrices.
Concernant la base de rémunération type qui a servi de base à ANCRÉ, les différents médias cités en comparaison dans l’article n’ont rien à voir avec ANCRÉ qui vient tout juste d’avoir 2 ans d’existence alors que :
- Madmoizelle a été fondé en 2005 et appartient à Humanoid, qui réalise 8 millions de chiffre d’affaires, et in fine au Groupe EBRA filiale du Crédit Mutuel ;
- Causette a été fondé en 2009, donc bien plus ancien qu’ANCRE qui a à peine 2 ans.
En outre, Causette a depuis été placé en liquidation ;
- StreetPress a été fondé en 2010/2011 et a été à ses débuts un site de « journaliste participatif encadré », c’est-à-dire qu’il y avait des reporters bénévoles qui participaient à la production de l’information et qui étaient encadrés par des journalistes professionnels. En outre, StreetPress mène des campagnes de financements participatifs régulières.
Outre leur ancienneté bien plus importante qu’ANCRÉ, ces médias bénéficient des financements publies à la presse, ce qui n’est pas le cas d’ANCRÉ. Quoiqu’il en soit, ANCRÉ est en train de refondre sa grille pour le premier trimestre 2025.
Quant aux différents récits sensationnalistes, il a pu être demandée à des collaboratrices perturbant la photographe et mannequin par leurs requêtes incessantes de passer dans une pièce adjacente avec le reste de l’équipe sans aucun contact physique.
Pour les vidéos réalisées, il s’agit de contenus chauds, très courts de 30 secondes à 2min30, réalisés à l’aide d’un smartphone et dont les demandes de corrections sont effectuées sur WhatsApp en mode conversationnel. Le montage de telles vidéos est très rapide et est réalisé de manière concomitante à la captation.
Certaines collaboratrices rencontraient des difficultés personnelles qui pouvaient les affecter, ANCRE s’est toujours enquis de leur repos et bien-être, leur enjoignant si elles en ressentaient le besoin d’aller consulter un médecin afin d’obtenir un arrêt de travail.
Les factures des collaboratrices d’ANCRÉ ont toujours été réglées dans des délais très rapides et en tout état de cause inférieurs à 30 jours. Pour les articles qui ont pu ne pas être rémunérés, il a pu en être convenu initialement en phase de test ou alors ces articles ont été rendus très tardivement, parfois plus de 15 jours après la demande, ce qui les rendaient obsolètes par essence pour ce type de contenu. On imagine mal un article d’actualité sur un évènement publié 15 jours après celui-ci. Ces articles n’ont d’ailleurs jamais fait l’objet d’une facturation de la part de la personne concernée. »