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Continuer la lectureLa Poste empêtrée dans une enquête pour travail forcé en Italie
La Poste a-t-elle fermé les yeux sur l’exploitation de milliers de travailleurs ? Le géant italien du colis BRT, racheté par le groupe en 2020, est soupçonné de recourir à des sous-traitants peu scrupuleux.

Voilà qui fait franchement mauvais genre. Pour un groupe public, qui plus est. Sans que l’affaire ne fasse aucun bruit en France, La Poste - détenue, rappelons-le, par la vénérable Caisse des Dépôts et Consignations - est actuellement suspectée de travail forcé en Italie. Une de ses entités, BRT, se retrouve sévèrement mise en cause et placée sous administration judiciaire. Racheté par La Poste début 2020 pour 1,367 milliard d’euros, ce géant local du colis est soupçonné d’avoir recours à des sous-traitants peu scrupuleux, n’hésitant pas à exploiter des milliers de travailleurs, souvent sans papier, pour trier et distribuer ses paquets (lire encadré). Le tout sans régler de charges sociales, et via des contrats qui permettent d’éluder de la TVA. La direction de BRT était « parfaitement consciente de l’inadéquation des tarifs imposés aux fournisseurs » selon l’enquête italienne. Le magistrat chargé du dossier ? Le procureur de Milan, Paolo Storari, membre de la direction régionale antimafia, une section spécialisée sur le crime organisé. Alors qu’un « moniteur judiciaire » surveille désormais la gestion de l’entreprise - il vient d’ailleurs de faire son premier état des lieux devant le tribunal de Milan, le 28 septembre dernier -, La Poste tente par tous les moyens de sortir de ce bourbier.
Tentative de remédiation
Pour montrer patte blanche, le groupe a d’abord entrepris une tentative de « remédiation », selon les termes de ses avocats. Objectif affiché, faire le ménage dans ses rangs comme chez ses sous-traitants. Après avoir entamé un audit, BRT a ainsi rompu avec l’un des partenaires habituels, Antonio Suma, administrateur d’une vingtaine de coopératives aux pratiques douteuses, ou un autre dénommé Trabucchi. En interne, le directeur général, Dalmazio Manti, a été suspendu, puis renvoyé. Un licenciement qu’il conteste devant le conseil des prud’hommes italien. De son côté, BRT a depuis déposé plainte contre lui pour corruption, détournement et escroquerie.
Le système du “capolarato”, une forme d’esclavage moderne
Sur les 22.000 personnes travaillant pour BRT, seulement 4.000 sont salariés ; c’est donc le statut de 18.000 autres qui pose question. La justice italienne a identifié un système de “caporalato” chez une partie des sous-traitants. Répandu dans le Sud de l’Europe, le mécanisme représente un système de travail forcé habituellement observé dans l’agriculture. Les “caporaux” mettent en relation des travailleurs et des employeurs, en mettant en place des coopératives d’emploi. Celles-ci sous-paient les travailleurs souvent clandestins, sans papier et donc sans droits, pour des tâches ingrates. Les “coopératives” sont régulièrement créées puis dissoutes, avec des gérants de paille à leur tête, afin de ne pas laisser le temps à l’administration fiscale de creuser les dossiers. Les travailleurs, eux, reçoivent une rémunération à la pièce et non pas selon leur temps de travail. Chez BRT, les travailleurs ont fait état de rémunération de 700 euros par mois, pour des horaires épuisants.
En parallèle, la société BRT poursuit aussi ses propres fondateurs : la famille Bartolini. Ce qui ne va pas sans poser problème, puisque le clan détient toujours 15 % de l’entreprise et continue à ce titre de siéger au conseil d’administration. Ce n’est pas le seul lien que BRT garde avec la famille : les Bartolini détiennent aussi 150 sites qu’ils louent au géant du colis, pour des montants pour le moins conséquents. Au début du processus de rachat par La Poste en 2017, les loyers des locaux leur rapportaient la bagatelle de 69 millions d’euros par an. À cette date déjà, ces contrats avaient été considérés comme surestimés de 22 % par une analyse effectuée par John Lang Lasalle. Ce qui n’avait pas semblé préoccuper le nouveau propriétaire français qui, selon nos informations, avaient pourtant toutes les cartes en main pour s’interroger. Entre l’immobilier, les participations familiales logées dans des trusts, et plusieurs litiges fiscaux, le dossier Bartolini ne semblait pas des plus sains.
Une première ardoise de 162 millions d’euros
Cette apparente légèreté risque de coûter cher à La Poste. Elle a déjà commencé à payer les charges sociales éludées que lui réclame l’administration italienne, ainsi que de la TVA abusivement remboursée, et prépare la suite : le groupe a passé une provision de 162 millions d’euros pour le premier semestre 2023 à ce titre, un montant énorme pour une structure dont le résultat d’exploitation excède à peine les 100 millions d’euros annuels. Il s’agit « d’arriérés d’impôts » assure La Poste à L’Informé, tout en promettant que « la conformité et le respect des travailleurs sont un principe fondamental ». Mais la note pourrait encore s’alourdir : l’enquête portant sur les années 2017 à 2023, le chiffrage définitif des arriérés à régler ne sera connu qu’au terme d’un accord avec la justice. À terme, se posera la question de la rentabilité effective de BRT, une fois les contrats des milliers de chauffeurs-livreurs régularisés.

Des problèmes auxquels la quasi-totalité de la filière est confrontée : la filiale italienne de Geodis, du groupe SNCF, a aussi été placée sous administration judiciaire pour des faits comparables, aux montants toutefois nettement inférieurs. Un élément largement mis en avant par Philippe Wahl, le PDG de la Poste, lors de la présentation de la situation au conseil d’administration, le 15 juin dernier.
Reste que le groupe est déjà déjà mis en cause devant le tribunal judiciaire de Paris pour manquement à son devoir de vigilance après avoir fait travailler des sans-papiers en Ile de France. La raison sociale du groupe pour rappel ? « Nourrir les liens qui nous unissent en contribuant au bien commun de la société tout entière ».