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Continuer la lectureVidéosurveillance algorithmique : la Quadrature du Net et la CNIL s’affrontent sur les données personnelles
La commission est intervenue dans un contentieux pour expliquer sa tolérance à l’égard des images captées par les policiers municipaux dans certains cas. L’association s’oppose aux arguments du gendarme des données personnelles.

Moirans, petite commune d’Isère, à quelques encablures de Grenoble, devient le ring de la vidéosurveillance algorithmique (VSA). Derrière cette technologie, des caméras vidéo couplées à des traitements informatiques permettant d’analyser automatiquement les images captées. Depuis plusieurs semaines, la CNIL témoigne d’une certaine mansuétude à l’égard de ce dispositif, qu’elle tolère dans certaines circonstances. Une position ouvertement combattue par la Quadrature du Net. L’association de défense des libertés numériques ferraille même devant le tribunal administratif de Grenoble contre le déploiement de tels outils dans cette commune d’Isère, où, hasard, demeure l’un de ses juristes, Bastien Le Querrec. Elle conteste le déploiement de la VSA sur 38 caméras implantées dans son espace public via la solution israélienne Briefcam. Un logiciel choisi par la mairie qui peut identifier les couleurs des véhicules, les attributs des personnes (vêtements, chapeaux, sac à dos, masques etc.), les tailles, les vitesses, le fait de s’attarder sur une zone déterminée, le sens des mouvements des objets ou individus, les plaques d’immatriculation et les « similitudes d’apparence », pour suivre une personne sur plusieurs caméras. Fait rare : selon nos informations, la Commission nationale de l’informatique et des libertés a adressé au tribunal administratif un « mémoire en observations » pour défendre sa doctrine sur le sujet. Analyse à laquelle la Quadrature du Net a répondu via un contre-mémoire. L’Informé a pu consulter les deux documents.
Dans son mémoire, l’autorité rappelle d’abord que ces caméras dites « augmentées » sont un « axe prioritaire de son plan stratégique de contrôle 2022-2024 ». Dans le détail, déroule l’autorité administrative, leur régulation va dépendre des modalités de déploiement. Pour une analyse en temps réel des images captées par les caméras, le cadre est très restrictif. Ces outils sont autorisés seulement jusqu’au 31 mars 2025 en application de la loi Jeux olympiques et paralympiques 2024 afin d’assurer la sécurité des manifestations sportives, mais aussi récréatives ou culturelles (comme des concerts ou des spectacles) dès lors que ces évènements sont « particulièrement exposés à des risques d’actes de terrorisme ou d’atteintes graves à la sécurité des personnes ».
S’agissant des analyses en temps différé, le socle juridique change : les traitements sur des images déjà enregistrées, comme à Moirans, relèvent de « la législation des logiciels de rapprochement judiciaire » (LRJ) lorsqu’ils visent à rechercher les auteurs présumés d’infractions dans le cadre d’une procédure pénale. En théorie, cette utilisation est réservée aux seuls officiers et agents de police judiciaire, après autorisation d’un magistrat. En conséquence, les agents de police municipale ne sont pas habilités à utiliser la VSA. La gardienne des données à caractère personnel estime malgré tout qu’une exception « acceptable » existe, au regard des « nécessités opérationnelles » : celle où une réquisition judiciaire réclame de ces agents municipaux un premier tri sur les enregistrements « pour en extraire les images pertinentes, par le recours à un algorithme ».
La CNIL révèle s’être rapprochée du ministère de la justice, qui a conclu lui aussi à la pertinence de cette base légale « pour justifier une solution d’analyse automatique des bandes vidéo, sans reconnaissance faciale (et donc sans données biométriques), par l’organisme requis, dans le respect du règlement général sur la protection des données à caractère personnel » (RGPD). Cette doctrine est contestée par la Quadrature du Net. En réponse à une réquisition judiciaire, répond l’association, une commune ne devrait être autorisée qu’à communiquer les images de vidéosurveillance, sans la moindre recherche par filtres algorithmiques par les agents municipaux, sauf à méconnaitre les textes en vigueur.
La CNIL tolère aussi la lecture automatisée des plaques d’immatriculation
Toujours dans ses observations, la CNIL étend sa doctrine aux fonctions de lecture automatisée des plaques d’immatriculation (LAPI). Elle juge là encore acceptable la possibilité pour un logiciel, utilisé notamment par Moirans, de permettre la recherche d’une plaque donnée dans les bandes vidéo enregistrées, toujours afin de répondre à des réquisitions judiciaires. Un tel dispositif, prévient-elle, « s’appuie uniquement sur la reconnaissance de caractères, sans la constitution au préalable d’une base de données relative à l’ensemble des plaques des véhicules filmés par les caméras de vidéoprotection ». Cependant, tempère-t-elle, les municipalités doivent nécessairement conduire une analyse d’impact, un formalisme prévu par le RGPD, où doivent être détaillés les caractéristiques du traitement, les risques pour les individus, mais aussi les mesures adoptées pour les amoindrir. Une telle technologie, conclut l’autorité, « est susceptible d’emporter d’importantes conséquences pour le droit au respect à la vie privée des personnes concernées, telles que l’exploitation accrue et à grande échelle des données des plaques d’immatriculation des personnes circulant dans la commune, le renforcement du sentiment de surveillance des citoyens et la banalisation de technologies intrusives ».
La commission reconnaît aussi que Briefcam permet le suivi automatisé de personnes sur plusieurs caméras, mais ne tranche pas le point de savoir si ce dispositif relève des traitements biométriques, par définition interdit par le RGPD. Pour le cas spécifique de Moirans, « en l’absence de constatations ayant pu être effectuées lors du contrôle, la Commission n’est pas en mesure de déterminer si cette fonctionnalité pourrait constituer un traitement de données biométriques ou non ». L’association de défense des libertés numériques est beaucoup plus catégorique : tout suivi de personnes en fonction des apparences « constitue bien un traitement de données biométriques », selon sa grille de lecture de la protection des données à caractère personnel. Il s’agit d’un « traitement technique spécifique », visant une donnée « relative aux caractéristiques physiques, physiologiques ou comportementales d’une personne physique », qui permet « son identification unique ». Un tel dispositif devrait donc être interdit, en l’absence de texte dédié.
Contactées, ni la CNIL ni la commune n’ont répondu à nos sollicitations au moment de notre publication.
Briefcam en passe d’être interdit à Moirans
La CNIL a annoncé le 5 décembre dernier avoir mis en demeure six communes, sans les désigner, pour usage illicite de logiciels d’analyse automatique des images. S’agissant de Moirans, après un contrôle au sein de la mairie en novembre 2023, cette même décision remonte au 30 août 2024. Elle a reproché à la police municipale d’utiliser la VSA pour son propre compte « afin de détecter la commission d’une infraction sur la voie publique et d’identifier son auteur », comme le dépôt sauvage d’ordures ménagères ou des dégradations sur le mobilier urbain. La solution n’a été utilisée que « 3 ou 4 fois », mais Marie Laure Denis, présidente de la commission, a rappelé « que les communes ne peuvent pas utiliser ces dispositifs », en dehors des réponses apportées aux réquisitions judiciaires. À l’audience organisée ce 20 décembre au tribunal administratif de Grenoble, le rapporteur public, chargé d’éclairer le tribunal administratif, a conclu pour sa part à l’annulation de la décision autorisant l’utilisation de Briefcam sur le territoire de la commune. Il considère que ce traitement est disproportionné, « dès lors qu’elle est utilisée sans cadrage juridique et sans réquisition judiciaire ». « Si le tribunal administratif suit la rapporteure publique, ce serait la première décision constatant enfin l’illégalité de Briefcam » commente Bastien Le Querrec. Le jugement est attendu dans les prochains jours.