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Continuer la lectureSFR offre à sa vendeuse une croisière… puis la licencie pour y avoir fumé un narguilé
L’opérateur vient d’être condamné pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Une décision qui rappelle qu’un employeur ne peut pas reprocher tout et n’importe quoi à ses salariés en dehors de leurs heures de travail.

La chance semblait avoir souri à une vendeuse de SFR. Grâce à un concours organisé par la société au carré rouge, la jeune femme avait gagné une croisière en Floride pour échapper à la grisaille du mois de mars, aux côtés de plus d’une centaine de collègues. Le tout au frais de la boîte. C’est pourtant ces quelques jours dans les Caraïbes qui ont mené à son licenciement. En cause, son attitude à bord du paquebot : le lendemain du départ - nous sommes au printemps 2015 - les équipes de nettoyage avaient en effet découvert que le détecteur de fumée de sa cabine avait été obstrué. Convoquée par le commandant de bord, la jeune femme avait reconnu qu’elle l’avait intentionnellement bouché pour fumer tranquillement un narguilé. Pour avoir mis en danger la sécurité des milliers de passagers du bateau, la salariée avait été débarquée le soir même, SFR lui payant un hébergement et des billets d’avion en urgence pour la rapatrier.
Quelques semaines plus tard, l’entreprise lui a notifié son licenciement pour faute. « Vos agissements délibérés sont totalement contraires aux principes qui régissent le cadre professionnel. Un tel comportement est inacceptable et trouble gravement le bon fonctionnement de l’entreprise en diffusant une image déplorable de la société SFR Distribution auprès de nos salariés et de l’équipage de cette croisière », mentionne le courrier. La lettre lui rappelle que l’entreprise prône la valeur d’« exemplarité », c’est-à-dire « la fiabilité et la constance dans l’action et dans le comportement au sein de l’équipe, l’entreprise et l’extérieur » et « la maîtrise de soi en toutes circonstances ».
Un licenciement que la cour d’appel de Paris a jugé abusif le 23 novembre dernier. Devant la justice, l’ex-collaboratrice, qui se défend d’avoir eu connaissance des règles en vigueur sur le bateau, a surtout argué que les faits se sont déroulés en dehors de son temps et de son lieu de travail. « Certes », a répondu SFR, mais ils se « rattachent à la vie de l’entreprise » tout de même. La cour d’appel a tranché en faveur de la salariée estimant que lors du « voyage touristique, quoique payé par l’entreprise à titre de récompense, la salariée ne se trouvait pas au temps du travail » et « ne se trouvait donc soumise à aucun lien de subordination » lorsqu’elle a agi.
En droit du travail, la jurisprudence est en effet nette sur les contours du temps de travail. « Il faut que le collaborateur soit sous l’autorité de son employeur et en train de réaliser des missions », explique Anne Leleu-Été, avocate spécialiste de cette matière. Reste selon elle un « flou » sur les séminaires, les pots organisés par l’entreprise ou les week-ends de team building. « La tendance de la jurisprudence est de considérer que ces événements en dehors des horaires habituels sont considérés comme du temps de travail parce qu’ils sont organisés par l’employeur et ont des visées professionnelles. L’employé qui se rend coupable d’une faute sur cette période-là risque donc un licenciement », estime de son côté Me Avi Bitton, un autre avocat en droit du travail.
Outre l’argument du temps de travail, SFR a aussi estimé que sa salariée s’était rendue coupable d’un trouble d’ordre réputationnel : la jeune femme aurait par ses agissements dégradé l’image de l’opérateur. La cour d’appel a au contraire jugé que le groupe « ne démontre pas un trouble caractérisé causé à l’entreprise, dont le fonctionnement est peu influencé par l’opinion des membres de l’équipage qui ont pu être informés de l’incident, ni par les commentaires qu’ont pu en faire les passagers ». Une décision qui n’étonne pas Me Avi Bitton : « La jurisprudence ne reconnaît pas l’argument du qu’en-dira-t-on. Reprocher à une personne d’avoir fumé ou frappé sa voisine dans sa vie privée ne marche pas devant les tribunaux. Par contre, si au lieu de sa voisine, c’est une de ses collègues qu’elle a frappée, même en dehors de son temps de travail, il y a un réel trouble dans l’entreprise, parce qu’elles vont devoir travailler ensemble ».
Hors de ces clous, l’employeur n’a en théorie aucune prise sur la vie privée de ses subordonnés. « Néanmoins, les retentissements de certaines situations sont tels qu’ils peuvent parfois impacter la société. On parle alors d’un licenciement fondé sur un élément issu de la vie personnelle qui a causé un trouble objectif à l’entreprise », explique Me Anne Leleu-Été. L’avocate donne pour exemple un de ses dossiers, dans lequel un commercial ayant perdu son permis pour quelques mois après avoir été arrêté alcoolisé en sortie de boîte de nuit. « Qu’il sorte et qu’il boive ne regarde pas l’entreprise, en revanche le retrait de son permis l’empêche d’exercer son métier normalement », résume l’avocate. Si l’usage d’un véhicule fait partie des missions de l’employé, son éviction peut alors être justifiée.

De la même manière, le harcèlement sexuel ou moral, même s’il se passe hors du bureau, reste du ressort de l’employeur. « Si un soir, un collaborateur met une main aux fesses à une de ses collègues, le fonctionnement de la société est impacté parce que la victime viendra travailler avec la peur au ventre le lendemain », abonde Me David Guillouet, avocat en droit social. L’avocat se souvient d’un de ses dossiers, où une entreprise avait payé des billets pour un match du Racing Club de Lens à ses salariés et leur famille. Sur le trajet retour, plusieurs collaborateurs ivres ont eu un comportement obscène devant les enfants de leurs collègues. On imagine l’ambiance au bureau le lendemain.
SFR a bien tenté de faire reconnaître que fumer un narguilé dans une cabine partagée avec une autre collaboratrice de la société relevait d’un « manque de respect » envers cette collègue. La cour d’appel a opposé qu’« aucune explication n’est donnée sur les éventuels effets de l’usage du narguilé sur la santé de la personne qui partageait sa cabine, ni même sur une éventuelle opposition de celle-ci à un tel usage ». Elle a finalement condamné la société à verser 18 000 euros de dommages et intérêts à la plaignante pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Contactés, ni SFR, ni l’ex-collaboratrice n’ont souhaité répondre à nos sollicitations.