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Continuer la lectureMajorité numérique, influenceurs… la lettre incendiaire de Thierry Breton au gouvernement
L’Informé a consulté un courrier (téléchargeable en fin d’article) adressé à la France par le commissaire européen au marché intérieur. Il pilonne la loi sur les influenceurs et celle imposant une majorité numérique sur les réseaux sociaux.

La France a multiplié ces derniers mois des législations très ambitieuses pour réguler toujours davantage le numérique. Les derniers textes entrés en vigueur ? La loi du 9 juin 2023 visant à encadrer les activités des influenceurs et celle du 7 juillet 2023 instaurant une majorité numérique de 15 ans sur les réseaux sociaux. Dans l’esprit, ces dispositions reflètent la philosophie du règlement européen sur les services numériques (Digital Services Act, ou DSA en anglais) qui entre en vigueur à partir de cette année. Mais en pratique, ces lois n’ont pas plu à Bruxelles, mais alors pas du tout. L’Informé a pris connaissance d’un courrier très sévère adressé à Catherine Colonna, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères par Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur. La teneur de la missive (à télécharger en bas de cet article) devrait peser sur les actuels débats autour du projet de loi visant à sécuriser et réguler le numérique.
Dans cette lettre datée du 14 août 2023, l’ancien PDG de France Télécom n’y va pas par quatre chemins. Pour le commissaire, « les mesures notifiées semblent enfreindre l’applicabilité directe du règlement sur les services numériques ». Pire, « certaines dispositions de ces lois semblent même [le] contredire », certaines risquent même « de fragmenter le marché unique européen que le Digital Services Act tend à harmoniser en imposant des restrictions injustifiées à la libre prestation de services (…) qui ne sont pas établis en France ». Dans une série d’annexes techniques, le représentant de la Commission européenne détaille ces multiples contrariétés avec le droit de l’Union avant de conclure que les lois promulguées « semblent constituer une restriction injustifiée à la libre prestation des services », un principe phare de l’UE.
Dans ces annexes, il rappelle que le DSA impose à Facebook, Twitter-X et aux autres plateformes, « l’obligation de prévenir la diffusion de contenus illicites en ligne », tout en réglementant leurs politiques de modération. La loi française encadrant l’activité d’influenceurs prévoit des obligations similaires. Par exemple, les plateformes doivent installer des mécanismes permettant à quiconque de les alerter de la présence de contenus illicites diffusés par un influenceur, comme des pubs pour des pronostics sportifs, des prescriptions thérapeutiques, des produits à base de nicotine ou des actifs numériques. Et certaines alertes adressées par des signaleurs de confiance (comme des associations spécialisées) devront être traitées prioritairement. Les plateformes auront aussi à prendre les mesures nécessaires pour donner suite « dans les meilleurs délais » aux injonctions émises par les autorités judiciaires ou administratives à l’encontre des diffusions illicites…
Le courrier de Breton fustige ces règles françaises, puisqu’elles relèvent du seul domaine réservé au règlement européen. « Le DSA n’exige ni ne permet aux États membres d’adopter des mesures nationales de mise en œuvre en ce qui concerne le domaine qu’il couvre », insiste le commissaire européen, le doigt pointé sur le principe dit d’harmonisation totale. Conclusion : « Les lois promulguées semblent enfreindre l’application du DSA, tandis que certaines dispositions […] semblent enfreindre des dispositions spécifiques ». Des critiques qui rejoignent celles déjà émises par la Fédération mondiale des annonceurs (World Fédération of Advertisers, WFA) et la Computer & Communications Industry Association Europe (CCIA), qui compte Apple, Amazon, Google ou encore Meta parmi ses membres.

Même en dehors du domaine réservé au DSA, Breton devine une violation du principe du pays d’origine consacré par la directive sur le commerce électronique de 2000. Selon cette règle, un intermédiaire du Net doit respecter la législation du pays européen où il est établi, non les lois des pays où ses services sont disponibles. Dit autrement, la France ne peut faire déborder sa législation en dehors de ses frontières. Il y a bien des exceptions, tenant notamment à la protection des mineurs ou à la protection de la santé, mais elles ne peuvent être traitées qu’au cas par cas, non par une loi générale et abstraite comme l’a rappelé le 8 juin 2023 l’avocat général de la Cour de justice de l’UE. De plus, avant de prendre des mesures ponctuelles, un État membre doit d’abord contacter les autres pays européens où sont installés les sites concernés pour qu’ils tentent de résoudre ces problèmes d’ordre public, ce qui n’a pas été fait par Paris.
Au-delà du fond, la lettre de Breton s’attaque aussi à la forme en dénonçant la violation par la France de la procédure de notification, défaillance signalée par Politico et Contexte. La loi sur les influenceurs et celle sur la majorité numérique ont été publiées au Journal officiel alors que la Commission et les États membres étaient en train d’examiner ces mêmes textes. L’exécutif français leur a donc coupé l’herbe sous le pied puisqu’il n’a pas respecté le délai de statu quo, un délai de trois mois réservé à cette analyse européenne. Dans le détail, les deux lois promulguées par Emmanuel Macron comportent certes une clause suspensive, selon laquelle leur entrée en vigueur était conditionnée au feu vert de la Commission européenne, mais pour Breton, ces clauses ne valent rien et Paris aurait dû purement et simplement attendre. En réponse, le commissaire européen invite la France à « remédier à cette situation en abrogeant les dispositions des lois promulguées » et donc à reprendre toute la procédure à zéro. De même, il prie la France de bien vouloir lui adresser toutes les dispositions de ces lois qui peuvent avoir un effet en dehors des frontières, et pas seulement quelques articles triés sur le volet, sans oublier l’ensemble des décrets d’application. Il ne s’est pas privé de rappeler une jurisprudence « Unilever » de 1998, où la Cour de justice avait été très claire : un juge national doit refuser d’appliquer une loi adoptée pendant la période de statu quo.

La lettre de Thierry Breton pourrait avoir de sérieux retentissements sur les débats autour du projet de loi visant à sécuriser et réguler le numérique actuellement débattu à l’Assemblée nationale. Le texte porté par Jean-Noël Barrot, ministre délégué au numérique, impose notamment un contrôle d’âge pour accéder aux contenus pour adultes qu’on trouve sur les sites pornos ou même sur les réseaux sociaux. Un régime général qui s’appliquera à l’ensemble des plateformes, peu importe leur localisation dans l’UE, donc sans possible traitement au cas par cas vanté par Thierry Breton et alors que le DSA évoque aussi la question des mineurs.
Contactés, les services de Jean-Noël Barrot n’ont pas retourné nos appels.