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Continuer la lecturePlacardisation, épuisement… le malaise social grandit au Crédit agricole de Guadeloupe
Un an après notre enquête, des rebondissements judiciaires laissent percevoir une ambiance toujours aussi tendue dans les rangs de la caisse régionale. Les salariés qui dénonçaient un harcèlement moral disent maintenant faire l’objet de « représailles ».

Le dossier s’épaissit contre Crédit agricole de Guadeloupe. Il y a un an, l’Informé révélait que la direction de la caisse régionale de la célèbre banque faisait l’objet de plaintes pénales pour harcèlement moral de la part de salariés et d’anciens salariés. Ils dénonçaient un « climat de pression » et un management douloureux pour les effectifs de la banque. Selon nos informations, une nouvelle plainte pour harcèlement et mise en danger de la vie d’autrui s’est ajoutée : un employé y accuse ses supérieurs de l’avoir « mis au placard » à l’heure de reprendre ses fonctions après une longue dépression, reconnue d’origine professionnelle. Devant les policiers, l’homme a en effet assuré que la direction lui avait fait parvenir « une fiche de poste d’un assistant de clientèle, qui correspond au premier niveau d’emploi au sein de l’entreprise », bien que ses précédentes missions le classent bien plus haut dans la hiérarchie de la banque.
« Cette proposition m’a complètement choqué, confie-t-il à l’Informé. Elle revient à me faire retomber au plus bas de l’échelle. » Dans sa plainte, il accuse aussi le Crédit agricole local de le « laisser sans travail » et « d’user de divers stratagèmes » pour le faire « craquer ». Après que le salarié a formulé un droit d’alerte pour faire part de sa souffrance au travail, une commission paritaire composée de représentants du CSSCT et de la direction s’est penchée sur ce dossier. Au terme de l’enquête, à l’été 2023, les membres n’ont pu se mettre d’accord sur les conclusions à tirer de cette affaire : les premiers y ont vu des agissements hostiles de la direction et de l’humiliation, tandis que les seconds ont écarté les accusations de harcèlement moral. L’employé a sollicité une enquête plus approfondie dans une nouvelle alerte fin février.
Depuis notre précédent article, la banque s’est aussi vue définitivement condamner pour faute inexcusable dans un autre dossier : celui d’un technicien victime d’un accident de voiture lié à un « épuisement professionnel ». Il travaillait tôt le matin et tard le soir, souvent jusqu’à 22 heures. Le jour où il a perdu le contrôle de son véhicule avant de finir dans le fossé, il avait dû se lever à 4 heures du matin, et affichait déjà plus de 70 heures sup au compteur depuis le début du mois. Des décisions sont également à venir aux prud’hommes.
Malgré ces nouveaux éléments, les salariés à l’origine des premières plaintes, eux, restent dans le flou. Ils ont signalé le management « mal vécu » d’un des responsables locaux du Crédit agricole et l’impression d’être mis à l’écart, rétrogradés ou poussés à bout… Deux ans plus tard, ils ne savent toujours pas où en est leur dossier au pénal. « Les enquêteurs de police ont appelé personnellement les plaignants pour leur annoncer un classement sans suite, mais dès que j’ai sollicité une confirmation écrite, le parquet s’est enfermé dans un mutisme incompréhensible, affirme leur avocate, Me Gladys Democrite. J’ai adressé au moins trois courriers de relance. » Face à ce silence, ses clients ont déposé une plainte avec constitution de partie civile devant le tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre, une procédure qui permet aux justiciables (dont la plainte simple n’aurait pas abouti) de saisir une juge d’instruction pour ouvrir une information judiciaire.
« Ultime humiliation »
En attendant, ces employés ont l’impression de faire l’objet de « représailles » de la part du Crédit agricole. Plusieurs d’entre eux, en contentieux aux prud’hommes contre la caisse régionale, se sont vus exclure de leur statut de « sociétaire » : on leur a repris les parts sociales de la banque qu’ils possédaient en tant que clients. « Ce retrait brutal constitue une ultime humiliation, pour ces salariés et anciens salariés, qui ont été exclus au vu et au su de leurs collègues et anciens collègues, et des autres sociétaires », dénonce Me Gladys Democrite. Fin février, l’avocate a donc délivré à la banque six assignations à comparaître devant le tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre, pour faire annuler ces décisions d’exclusion.
Avant d’en arriver là, les salariés ont tenté d’interpeller l’organe central du Crédit agricole. Mais dans un courrier adressé à l’avocate, l’inspectrice générale du groupe bancaire, Laurence Renoult, s’est montrée claire : « À notre connaissance, votre client est actuellement partie à une procédure judiciaire l’opposant à la caisse régionale de Crédit agricole Mutuel de Guadeloupe. Dès lors, la [caisse locale] était bien en droit de prononcer cette exclusion. » Ces quelques mots sidèrent Me Gladys Democrite. « La banque assume de sanctionner des employés qui sont en contentieux pour faire valoir leurs droits en tant que salariés, regrette-t-elle. Cette position vaut-elle pour l’ensemble des caisses du Crédit agricole ou seulement pour la Guadeloupe ? » Questionnés par l’Informé, le Crédit agricole SA et l’inspectrice n’ont pas apporté de réponses.
Récemment, un événement a particulièrement ravivé l’émotion. Le 12 mars, une salariée de longue date a fait un AVC dans les locaux de la banque, avant d’être transportée d’urgence au CHU de Pointe-à-Pitre, où elle est morte quelques jours plus tard. Après cet accident, un ex-salarié a saisi différents hauts cadres de l’établissement. « Elle me faisait part régulièrement de la souffrance qu’elle endurait au travail », écrit l’homme, lui-même en contentieux civil contre la banque - il s’est pourvu en cassation après avoir été débouté sur certains points. Selon des documents que nous avons pu consulter, cette membre du personnel souffrait d’une grave dépression en lien avec un conflit « sur le plan professionnel », et avait fait l’objet d’un long arrêt depuis un accident du travail en 2018. Elle avait repris un poste à la caisse régionale de Guadeloupe, mais avait saisi l’inspection générale pour dénoncer une « rétrogradation » et des « pressions morales ». Rien ne permet cependant, pour l’heure, de relier son décès à ses conditions de travail.
Sollicitée, la direction du Crédit agricole de Guadeloupe rappelle que l’établissement bancaire ne commente pas les instances judiciaires en cours. « Le débat judiciaire demeure dans les prétoires », écrit son directeur général. Celui-ci argue cependant qu’« une plainte systématiquement déposée parallèlement à une procédure civile elle-même la plupart du temps consécutive à des exigences insatisfaites du salarié (affectation, promotion, augmentation salariale etc..) n’apporte aucun crédit particulier à des accusations gratuites ». Et de pointer des « attaques mensongères » dans un « but de déstabilisation ».

Article modifié le 5 mars : précisions sur la composition de la commission d’enquête