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Continuer la lectureYouPorn et Pornhub menacés de blocage en France dès cet automne
En justice, deux associations de protection de l’enfance réclament une nouvelle fois aux fournisseurs d’accès de rendre inaccessibles plusieurs sites majeurs (Pornhub, mrSexe, iciPorno, Tukif, Xnxx, xHamster, xVideos, YouPorn et RedTube).

La justice bloquera-t-elle les principaux sites pornographiques en France ? e-Enfance et la Voix de l’Enfant, défendues par Me Frédéric Benoist, ont plaidé le 24 juin en faveur de ce blocage d’accès chez les principaux fournisseurs d’accès (Orange, Orange Caraïbe, Free, Bouygues Télécom, SFR, SFR Fibre SAS, la Société réunionnaise de radiotéléphonie, Outremer Télécom, Colt Technologies Services) auprès de la cour d’appel de Paris. Pour les deux associations, le temps presse : « la pornographie est devenue pour beaucoup d’enfants une première approche de la sexualité les exposant à des pratiques souvent humiliantes, voire à des viols ». L’affaire examinée s’inscrit dans une longue épopée commencée en août 2021, qu’elles ont initiée face à « l’inertie des pouvoirs publics ». Selon elles, « les sites concernés sont tous des sites entièrement dédiés à la pornographie et dont il est avéré qu’ils sont accessibles par n’importe quel internaute avec tout au plus, pour certains, une invitation à déclarer être majeur ». Or, l’article 227-24 du Code pénal prohibe de diffuser des contenus pour adultes « susceptibles » d’être accessibles par des mineurs. À la barre, les associations ont réclamé cette mesure dans les cinq jours, avec une astreinte de 18 000 euros par jour de retard. Face à elles, elles ont retrouvé les FAI, mais aussi plusieurs des sites en cause, qui se sont invités à la dernière minute : le groupe Aylo Freesites Ltd (propriétaire chypriote de PornHub, Youporn et Redtube), les Tchèques NKL Associaes SRO (Xnxx) et Webgroup Czech Republic (Xvideos). Toujours lors de l’audience, à laquelle a assisté l’Informé, le ministère public a pris fait et cause en faveur de e-Enfance et de la Voix de l’Enfant, et réclamé des mesures jugées très surprenantes par leurs adversaires du jour.
Pour tenter d’obtenir ce blocage, les deux organisations ont mobilisé deux voies juridiques : le droit commun des procédures d’urgence (référé) et le droit de la responsabilité des hébergeurs de contenus (la loi sur la confiance dans l’économie numérique). Une stratégie qui n’a pas toujours été payante dans le passé : dans ce même dossier, le tribunal judiciaire en octobre 2021 et la cour d’appel de Paris en mai 2022 avaient tour à tour repoussé leur action, estimant en substance qu’elles auraient dû respecter le principe dit de « subsidiarité ». En clair, avant d’aller frapper directement à la porte des FAI, les deux organisations auraient d’abord dû aller voir les éditeurs des sites litigieux ou leurs hébergeurs. Une exigence non partagée par la Cour de cassation. En octobre 2023, elle a annulé l’arrêt d’appel et renvoyé les parties devant la même juridiction pour rejuger l’affaire, audiencée ce 24 juin.

Devant la cour, les associations ont vivement regretté d’avoir eu à mener une telle bataille, déplorant que les FAI « n’aient pas agi préalablement, pour ne pas dire spontanément » pour bloquer directement les neuf sites en cause. De l’avis de leur avocat, Me Frédéric Benoist, par leur passivité, les FAI auraient même « participé, toléré, facilité une infraction pénale », à savoir laisser accessible aux mineurs des contenus qui doivent être réservés aux adultes. « Toutes les dispositions imposent ce blocage » a-t-il insisté, avant de citer la loi sur la confiance dans l’économie qui charge les intermédiaires techniques à concourir à la lutte contre les infractions, ou la charte des droits fondamentaux qui souligne la nécessaire protection des intérêts supérieurs des mineurs. Les demandeurs ont pu compter sur le précieux soutien du ministère public qui a suggéré aux magistrats de s’inspirer, pour sa décision attendue à l’automne prochain, d’un référentiel technique en cours d’élaboration à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom).

Dévoilé par l’Informé, ce projet détermine les exigences minimales que devront respecter les systèmes de vérification de l’âge. Sont évoqués au fil de ses pages plusieurs pistes comme l’analyse des traits du visage, la production d’une pièce d’identité, et en guise de solution temporaire, la carte bancaire. Ce futur référentiel cite encore le démonstrateur imaginé par la CNIL reposant sur une solution de double anonymat où un site accrédité par une autorité de confiance va vérifier l’âge réel d’un internaute et lui fournir un « jeton » numérique qu’il utilisera ensuite anonymement sur un site pornographique. « Les solutions techniques envisagées dans ce document », écrit le parquet, dans son avis consulté par l’Informé, « pourraient être reprises par la cour et appliquées aux fournisseurs d’accès à Internet, qui détiennent toutes les informations d’identification liées à leurs abonnés, pour assurer des mesures de blocage homogènes, efficientes, nécessaires et proportionnées. »
Ces propos ont fait sursauter les avocats des fournisseurs d’accès. Tous ont souligné leur attachement à la protection de l’enfance, mais aussi le rôle purement passif et technique d’Orange, SFR et consorts, à savoir permettre à leurs abonnés d’accéder à Internet, de façon neutre, sans distinction ni surveillance généralisée des contenus consultés. En somme, ils sont étrangers aux mesures qui seront choisies par les sites pour contrôler l’accès des internautes. Me Alexandre Limbour, avocat d’Orange, a même tenu à faire quelques rappels pédagogiques : « mon client n’a aucun lien avec les éditeurs, on ne sait ce qu’ils mettent en ligne. Nous n’avons aucune espèce de regard sur les milliards de pages qui, chaque seconde, sont mises en ligne ou consultées ! ».
Même son de cloche chez les concurrents : « nous ne sommes pas des éditeurs, ni des hébergeurs. On n’a pas la main matériellement sur ces sites, techniquement c’est impossible et ce n’est pas notre rôle ! » a embrayé Me Enzo Venditti, avocat de SFR. « On n’interpelle pas la Poste en lui demandant d’aller vérifier le contenu d’une enveloppe qu’elle achemine » a renchéri l’avocat de Free, Me Yves Coursin. « Aujourd’hui nous sommes en train de parler de sites pornographiques, potentiellement illicites, demain on parlera d’autres sites [qu’il faudra bloquer] sans la moindre réclamation… ça va être la Chine et cela s’appelle de la censure ! ». Quant à Colt Technology Services, le FAI s’est interrogé sur sa présence dans la salle d’audience, alors qu’il n’opère que sur le marché professionnel, en B2B.
Dans le cœur du dossier, tous les intermédiaires s’en remettent à l’appréciation de la juridiction quant au bien-fondé des demandes des associations. Si la justice devait ordonner le blocage, les FAI ont tout de même émis plusieurs souhaits. D’abord, ils veulent conserver un libre choix sur les modalités techniques de cette restriction d’accès. Ensuite, disposer d’un délai suffisant d’une quinzaine de jours pour l’implémenter. En outre, le blocage devra être limité à une durée « raisonnable » (environ 1 an). Enfin, les demandes d’astreintes et de paiement des frais portées par e-Enfance et la Voix de l’enfant devront être rejetées. Les intermédiaires les considèrent « excessives », répétant qu’ils n’ont aucun lien avec les sites pornos en cause et ont toujours exécuté les injonctions de blocage judiciaire. Pour leur part, les associations comptent bien faire peser la charge financière du blocage sur les seules épaules des fournisseurs d’accès.

« Nous partageons l’objectif de protection des mineurs, mais on ne sait pas quoi faire parce que la situation n’est pas si simple » a estimé Me Alexandre Kiabski, avocat de Xnxx et xVideos, regrettant que depuis quatre ans maintenant, les pouvoirs publics n’aient jamais détaillé ce que pourrait être un contrôle d’âge à la fois efficace et protecteur de la vie privée. « On a échangé des dizaines de courriers avec l’Arcom et le ministère de la Culture, (participé à ndlr.) une médiation, une consultation publique, mais aujourd’hui, on n’a toujours aucun éclairage ! ». Analyse partagée par Me Elsa Rodrigues, avocate de YouPorn et PornHub et Redtube, qui a fustigé « un sujet vaste et complexe », citant l’exemple du contrôle par carte bancaire. Le référentiel de l’Arcom en fait mention en guise de solution temporaire, alors que la même autorité l’avait refusé en juillet 2022 à l’égard du site Jacquie et Michel. Les deux avocats estiment au surplus que les demandes des associations seraient contraires au très récent règlement sur les services numériques (DSA, digital services act), qui a inscrit la protection des mineurs dans son champ d’application exclusif, interdisant aux États de l’empiéter. Ils réclament avant tout à la cour un sursis à statuer dans l’attente d’une décision de la Cour de justice européenne (CJUE) qui devrait être rendue dans 2 ans environ. La juridiction de l’Union a en effet été questionnée le 6 mars 2024 par le Conseil d’État pour savoir si la France peut imposer des règles de contrôle d’âge à des prestataires installés dans d’autres États membres.
L’Arcom en attente d’une décision européenne
En plus des offensives judiciaires de e-Enfance et de la Voix de l’enfant, le législateur a adopté en juillet 2020 une procédure de blocage spécifique aux sites pornos, placée entre les mains de l’autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). Sur le papier, tout était réglé comme une horloge : une association de protection de l’enfance saisit l’autorité pour lui signaler qu’un site porno est accessible à tous les internautes, même aux mineurs, en contrariété avec le Code pénal. L’Arcom adresse à l’éditeur une mise en demeure qui lui laisse 15 jours pour filtrer sa page d’accueil, afin d’interdire l’accès aux moins de 18 ans. À défaut ? La justice peut être saisie aux fins de blocage chez Orange, SFR, Bouygues, Free et les autres FAI. En pratique, les résultats n’ont pas été au rendez-vous : des signalements ont bien été faits par plusieurs associations comme l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique (OPEN) ou le Conseil français des associations pour les droits de l’enfant (COFRAD), mais pas une n’a abouti. Et pour cause, la réglementation a été contestée devant toutes les juridictions par les grands éditeurs pornos, comme Pornhub, YouPorn, Xnxx et Xvideos. L’un de ces recours a fait mouche : en mars 2024, le Conseil d’État a décidé de mettre en pause une action dirigée contre l’un des décrets d’application de la loi de 2020, pour poser une série de questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). La justice de l’Union devra dire si, oui ou non, le cœur de ces dispositions pénales est de la compétence du droit européen. Le cas échéant, l’édifice législatif sera menacé puisque la directive « commerce électronique » de 2000 interdit en principe à un État membre d’imposer à des sites pornos installés dans d’autres pays de l’UE de telles obligations de vérification d’âge.
Déjà quatre ans de bataille
30 juillet 2020 : publication de la loi contre les violences conjugales, dont l’article 23 organise la procédure de blocage
27 novembre 2020 : l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique (OPEN), le Conseil français des associations pour les droits de l’enfant (COFRADE) et l’Union nationale des associations familiales (UNAF) se lancent dans la bataille : ils saisissent le CSA (devenu depuis Arcom) pour espérer le blocage de pornhub.com, xvideos.com, xnxx.com, xhamster.com, tukif.com, jacquieetmicheltv2.net, jacquieetmichel.net et jacquieetmicheltv.net
18 mars 2021 : le président du CSA adresse des demandes d’observations à ces mêmes sites
2 avril 2021 : notification (tardive) à la Commission européenne du projet de décret sur le blocage
7 octobre 2021 : publication du décret d’application sur la mise en œuvre du blocage
8 octobre 2021 : les associations e-Enfance et la Voix de l’enfant échouent devant le tribunal judiciaire de Paris à faire bloquer les sites Pornhub, mrSexe, iciPorno, Tukif, Xnxx, xHamster, xVideos, Youporn, en se fondant sur le droit commun (référé) et le droit des hébergeurs (loi sur la confiance dans l’économie numérique). Les deux organisations font appel.
13 décembre 2021 : le président de l’Arcom met en demeure Pornhub, Tukif et XHmaster, Xnxx et Xvideos d’empêcher l’accès des mineurs à leurs contenus
7 février 2022 : Xnxx et XVideos attaquent le décret d’application devant le Conseil d’État
8 mars 2022 : le président de L’Arcom adresse des demandes d’observations à Youporn et Redtube. Il saisit la justice au fond pour le blocage de Pornhub, Tukif et XHmaster, Xnxx et Xvideos
7 avril 2022 : le même président met en demeure cette fois MG Freesites LTD, éditeur de Youporn, qui a 15 jours pour mettre en place un contrôle d’âge sur sa page d’accueil
27 avril 2022 : au tour de Redtube d’être mis en demeure
19 mai 2022 : la cour d’appel de Paris confirme le jugement du 8 octobre 2021 dans le dossier ouvert par e-Enfance et la Voix de l’enfant
13 juillet 2022 : au tour de plusieurs sites édités par Jacquie et Michel d’être mis en demeure
8 septembre 2022 : dans le dossier Pornhub, Tukif et XHmaster, Xnxx et Xvideos, le tribunal judiciaire de Paris demande aux parties de s’engager dans une médiation pour tenter de trouver une solution visant à protéger les mineurs
4 octobre 2022 : la même juridiction transmet une demande de question prioritaire de constitutionnalité (QPC) à la Cour de cassation, sollicitée par Pornhub et Redtube
29 novembre 2022 : le Conseil d’État rejette plusieurs requêtes déposées par Pornhub, Xvideos et Xnxx contre les mises en demeure de l’Arcom. Pour le juge administratif, cette procédure est de la seule compétence du juge judiciaire
5 janvier 2023 : la Cour de cassation, saisie par MG Freesites Ltd (Pornhub, Redtube), rejette la demande de QPC visant l’article 23 de la loi de 2020 sur la procédure de blocage. Elle considère que « l’atteinte portée à la liberté d’expression, en imposant de recourir à un dispositif de vérification de l’âge de la personne accédant à un contenu pornographique, autre qu’une simple déclaration de majorité, est nécessaire, adaptée et proportionnée à l’objectif de protection des mineurs »
8 février 2023 : l’Arcom se retire de la médiation ordonnée par le tribunal judiciaire qui prend de facto fin
11 avril 2023 : le président de l’Arcom met en demeure les sites XHamsterLive, Heureporno et FoliePorno
10 mai 2023 : le gouvernement dépose le projet de loi SREN au Parlement et transforme la procédure de 2020 en une procédure de blocage administratif entre les mains de l’Arcom
7 juillet 2023 : le tribunal judiciaire de Paris diffère sa décision en attendant que le Conseil d’État tranche le recours de Xnxx et Xvidéos contre le décret d’application
18 octobre 2023 : la Cour de cassation annule l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 19 mai 2022. Selon la haute juridiction, e-Enfance et la Voix de l’enfant pouvaient demander le blocage de ces sites directement chez les fournisseurs d’accès, sans aller d’abord voir les éditeurs ou les hébergeurs des sites pornos épinglés. L’affaire est renvoyée devant la cour d’appel de Paris
22 mai 2024 : publication de la loi SREN qui organise un blocage administratif des sites pornos en France et prévoyant une procédure spécifique pour les sites installés dans d’autres États membres
6 mars 2024 : saisi par Xnxx et Xvideos en février 2022, qui contestaient la légalité d’un décret sur le blocage, le Conseil d’État sursoit à statuer et interroge la Cour de justice de l’Union européenne pour déterminer si le droit pénal français peut malgré tout s’imposer à des acteurs établis dans d’autres États membres
11 avril 2024 : l’Arcom lance une consultation publique sur un projet de référentiel déterminant les exigences techniques minimales applicables aux systèmes de vérification de l’âge. Le texte est notifié à la Commission européenne qui a jusqu’au 16 juillet 2027 pour détecter d’éventuelles contrariétés avec le droit européen
22 mai 2024 : publication de la loi visant à sécuriser et réguler le numérique, dont les premiers articles organisent un blocage administratif des sites pornos, entre les mains de l’Arcom. Le législateur charge officiellement l’Arcom de finaliser son référentiel sur le contrôle d’âge
24 juin 2024 : audience devant la cour d’appel de Paris dans le dossier e-Enfance et la Voix de l’enfant. Délibéré fixé à l’automne 2024