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Continuer la lectureDroits d’auteur : comment les éditeurs de presse se taillent la part du lion face aux journalistes
Via le Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC), les journaux encaissent de plus en plus d’argent des entreprises en échange de la réutilisation de leurs articles. Mais les données titre par titre dévoilées par l’Informé montrent que les auteurs ne voient guère la couleur de cette hausse.

Un petit trésor de 24 millions d’euros va tomber dans l’escarcelle des groupes de presse cette année. Cette manne peu connue du grand public est distribuée par le Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC). Elle correspond au montant collecté et centralisé auprès de milliers d’entreprises et d’institutions en échange du droit pour celles-ci d’utiliser les articles de presse en interne sous diverses formes numériques : revues de presse, copies… Après prélèvement des frais de fonctionnement, l’argent est reversé aux éditeurs, chargés ensuite de le partager avec les journalistes selon des modalités définies par la loi Hadopi de 2009 (voir encadré).
Voilà pour la théorie. Sauf que des données internes au CFC obtenues par l’Informé via un leak (fuite de données) montrent d’énormes disparités entre les titres. Qui plus est, les revenus de nombreux éditeurs ont fortement grimpé ces dernières années sans que leurs salariés voient forcément la couleur de ces hausses, en contradiction avec l’esprit de la loi.
Dans ce leak apparaît un tableau listant les montants reversés à 1 857 éditeurs. On y trouve des agences de presse (l’AFP, Reuters, Bloomberg…), des chaînes de télé pour leurs sites Internet (TF1, France TV, M6…), des radios (Radio France, Radio Classique…) mais surtout des quotidiens et des magazines. L’Informé en publie les 100 premières lignes (à consulter en fin d’article). Les sommes touchées vont de quelques centimes pour le dernier du classement à près de 2 millions d’euros pour les leaders. « Ce système est d’une grande opacité et personne ne sait combien touche son voisin, ni la clef de répartition, indique un professionnel du secteur impatient. Ces éléments seront une première. »
Pour 2024, 24,5 millions d’euros* ont ainsi été collectés puis partagés, un montant en hausse de plus de 8 % sur un an. Première surprise : aux côtés des Échos (1,7 million d’euros), du Figaro (1,05 million d’euros) et du Monde (0,8 million d’euros), un groupe inconnu du grand public place ses trois entités - Le Moniteur, GISI et IPD - dans le top 10 des bénéficiaires : InfoPro Digital, possédé par le fonds américain TowerBrook. Éditeur de revues professionnelles comme LSA, L’Usine Nouvelle, La Gazette des communes ou Le Moniteur, il perçoit 2,2 millions d’euros au total. Soit bien plus que des news magazines : Le Point touche 0,335 million d’euros, L’Express 0,267 million d’euros et Le Nouvel Obs 0,159 million d’euros. Cette répartition en faveur des éditeurs professionnels a une logique : ces droits sont perçus auprès des entreprises, administrations et collectivités locales. Des cibles davantage intéressées par des articles pointus sur leurs secteurs d’activité, que par ceux de la presse généraliste. C’est pour la même raison que L’Agefi, publication financière peu connue du grand public, apparaît en sixième position de ce classement du CFC avec 0,665 million d’euros, devant Le Parisien, en dixième position avec 0,5 million d’euros. Sa maison mère, le quotidien L’Opinion, doit se contenter de 0,256 million d’euros. 112e, l’Informé a perçu 0,039 million d’euros.
L’autre grande question concerne la redistribution de cet argent aux journalistes. Les chiffres ne cessent en effet de grimper. Entre 2012 et 2024, l’addition globale est passée de 12,8 à 24,5 millions d’euros. Cette hausse de près de 100 % s’explique par la multiplication des médias mais surtout par le développement du numérique permettant de partager bien plus facilement un article à des centaines de salariés. Problème : si les disparités sont énormes avec des droits variant généralement de 400 à 1 500 euros d’une rédaction à l’autre, la plupart des auteurs n’ont pas profité de cette augmentation du gâteau. Aux Échos, les sommes versées à chaque journaliste en CDI sont par exemple passées de 550,80 euros en 2015 à 607 euros l’an dernier, soit une hausse de seulement 10,3 %. Tandis qu’à L’Express le montant n’a pas évolué, il est resté bloqué à 600 euros sur la même période.
Comment expliquer une telle situation ? La première raison tient à l’opacité. Car les auteurs connaissent rarement le montant qu’a perçu leur employeur, ce qui affaiblit leur capacité de négociation. « Globalement les journalistes se sont désintéressés de leur rémunération en tant qu’auteurs, notamment parce qu’ils n’ont pas conscience des montants réels de leurs droits, explique Pablo Aiquel, secrétaire général du SNJ-CGT. Il faut dire que le CFC est une boîte noire, contrôlée par une majorité d’éditeurs et sans participation des organisations de journalistes ! »
La stagnation des droits d’auteur tient aussi à la nature des accords signés dans les rédactions entre patronat et organisations syndicales dans la foulée de la loi Hadopi de 2009. Dans de nombreux cas, les représentants des salariés ont accepté un forfait de quelques dizaines ou centaines d’euros, plutôt qu’un pourcentage sur les recettes encaissées. Résultat, comme ces dernières ont explosé, les droits reversés aux plumitifs de certaines rédactions ne représentent désormais plus que 5 % de ceux touchés par leur employeur. Un barème d’autant plus avantageux pour celui-ci qu’il y a de moins en moins de journalistes à payer : le nombre de cartes de presse a baissé de 5 % depuis 2014 (34 519 cartes de presse en 2024 contre 36 317 en 2014). « Les éditeurs ont toujours considéré que cet argent leur revenait entièrement car, pour eux, les journalistes ont déjà été payés pour leur article et ils estiment aussi investir et prendre tous les risques, explique Olivier Da Lage, chargé des questions des droits d’auteur pour le Syndicat national des journalistes (SNJ). De notre côté, nous avons toujours milité pour la reconnaissance du droit d’auteur et, pour ce qui est de la reprographie, la signature d’accords fixant une répartition de 50/50, mais jamais de versements forfaitaires ».
Le syndicaliste pointe aussi les dirigeants des éditeurs. « Très souvent, les directions ont dit aux journalistes de mettre la pression sur leur organisation syndicale s’ils voulaient toucher de l’argent rapidement. Sinon, ils n’auraient rien du tout. Beaucoup se sont dit qu’un tiens vaut mieux que deux tu l’auras et ont signé sans réfléchir aux conséquences pour les journalistes des autres publications ». Car ce type d’accord a été repris un peu partout. Et face aux difficultés chroniques rencontrées par la presse avec la baisse constante de la diffusion papier et un marché publicitaire de plus en plus souvent capté par Google ou Facebook, les directions se sont bien gardées de rouvrir le débat. Un sujet trop explosif.
Interrogé sur le fichier obtenu par l’Informé, le CFC nous a répondu : « Ce fichier a manifestement été obtenu et transmis en dehors de tout cadre autorisé. Sa détention, sa divulgation ou son utilisation sont susceptibles de caractériser plusieurs infractions ». L’organisme de gestion collective a par ailleurs indiqué aux éditeurs, via un email en date du 12 juin dont l’Informé a pris connaissance, avoir porté « plainte contre X pour vol de données et diffusion non autorisée de données confidentielles », plainte dont le parquet de Paris n’avait pas connaissance à l’heure de la publication. Aucun des éditeurs contactés n’a souhaité commenter nos informations.
* Ce montant correspond à l’addition des redevances suivantes : Panoramas S1 2024, Veille web S1 2024, Copies externes S1 2024, Panoramas S2 2024, CNI 2024, ERP 2024, Veille web S2 2024, Copies externes S2 2024, Solde S1 2024. Il inclut aussi, pour une toute petite part du total, le montant des droits voisins collectés auprès des entreprises au titre du 2e semestre 2024. Il n’inclut pas la copie privée, les photocopies et les droits de rediffusion pédagogiques.
Ce que prévoit la loi
La loi Hadopi de juin 2009 a instauré une cession des droits des journalistes aux éditeurs de presse, qui prend plusieurs formes suivant les hypothèses. Elle est automatique et couverte par son salaire, si du moins l’article est diffusé dans le cadre du titre de presse. Lorsqu’il est repris par un autre titre du groupe, un accord d’entreprise définit les modalités de sa rémunération. Dans les autres cas, il est nécessaire d’obtenir l’accord de l’auteur et de négocier sa rétribution collectivement ou individuellement.