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Continuer la lectureDailymotion, Editis, Gameloft… les très mauvaises affaires de Vincent Bolloré. Partie 1
Depuis la prise de pouvoir du raider breton il y a dix ans, Vivendi a multiplié les acquisitions. Trop chères payées, beaucoup ont été revendues à perte, voire ont tourné au fiasco. Premier volet de notre enquête sur les déboires du milliardaire avec le géant de la communication.

Vivendi, vidi mais non vici. Vincent Bolloré a-t-il perdu sa vista ? Historiquement, le milliardaire avait acquis une solide réputation grâce à ses coups fumants en Bourse et ses raids très lucratifs sur Bouygues, Lazard, Vallourec, Aegis, ou plus récemment Ubisoft. Au point d’être surnommé le « petit prince du cash-flow » ou le « gentleman raider ». Mais la donne a changé. Ces dernières années, on ne compte plus les entreprises qu’il a rachetées à prix d’or, gérées quelque temps, pour finir par les revendre à perte. Dernier faux pas en date et sans nul doute le plus spectaculaire : la scission de Vivendi, avec l’introduction en Bourse simultanée en décembre dernier de ses filiales Canal+, Havas et Louis Hachette Group. La cour d’appel ayant jugé l’opération non conforme, l’Autorité des marchés financiers (AMF) a ordonné au groupe Bolloré de lancer une OPA sur ce qu’il reste de Vivendi, dont le cours a logiquement bondi. Grâce à cela, la somme des quatre actions vaut aujourd’hui presque un euro de plus que l’ancien Vivendi. Toutefois, on reste loin du doublement de valorisation qu’avait fait miroiter la famille bretonne. « On est évidemment déçus de ce niveau bas », a admis Yannick Bolloré lui-même fin avril.
Ce fiasco a lourdement pesé sur les résultats financiers 2024 de Vivendi, même si l’impact a été purement comptable. Dans ses comptes sociaux, le conglomérat a dû passer 2,8 milliards d’euros de moins-value sur Canal+ et 2,2 milliards sur Havas [*]. Cela s’ajoute aux dépréciations déjà effectuées l’année précédente sur la valeur de Havas (-500 millions) et ses prêts à Canal+ (-2,8 milliards). Au total, la perte de valeur s’élève donc à 8,8 milliards d’euros, selon nos informations.
Mais ce n’est pas tout. Selon notre enquête, les moins values s’avèrent en réalité très nombreuses. Prenez par exemple la dernière grosse acquisition, Editis. L’éditeur qui rassemble les maisons Plon, Perrin ou encore Robert Laffont a été racheté en 2019 à l’espagnol Planeta sur une valeur d’entreprise de 900 millions d’euros (dette incluse). Cinq ans plus tard, il a été revendu au groupe CMI de Daniel Kretinsky pour seulement 653 millions.
Autre exemple : Gameloft. L’éditeur de jeux vidéo sur mobiles, racheté en 2016 via une offre publique (OPA) hostile pour 621 millions d’euros, ne vaut plus que 234 millions dans les comptes de Vivendi.
On peut aussi citer Radionomy, une start-up de web radios. Vivendi y avait investi en 2015 pour en ressortir seulement 20 mois plus tard. Vivendi a récupéré finalement 22 millions d’euros, soit à peu près la moitié de son investissement, comme l’a relaté l’Informé.
Tout récemment, des transferts de filiales d’une branche à l’autre du groupe ont eu lieu dans le cadre de la préparation de la scission. Ces opérations ont permis de faire apparaître des valorisations, souvent extrêmement basses. Ainsi, la société qui détient les droits de Paddington a été revendue à Studio Canal pour seulement 17 millions d’euros. Très loin de son prix d’achat, qui s’élevait à 70 millions d’euros (une première tranche de 50 millions d’euros en 2016, plus un complément de prix versé en 2022 de 20 millions d’euros). En 2022, la valeur de la société avait déjà été dépréciée de 27 millions d’euros, comme l’avait révélé l’Informé.
Même le petit théâtre de l’Œuvre s‘est avéré un fiasco financier. En 2015, le conglomérat s’était associé au comédien François-Xavier Demaison et au patron du Lucernaire Benoît Lavigne pour racheter cette prestigieuse salle parisienne. Ils avaient créé une filiale commune, Ubu Productions, qui avait racheté le lieu pour 1,1 million d’euros. Vivendi vient de revendre ses 80 % dans Ubu Productions à Canal+ pour un euro symbolique, très loin des 5 millions d’euros engloutis (1,2 million en capital, plus 4,2 millions en prêts).
Finalement, seule la valorisation de Dailymotion a résisté : à 272 millions d’euros, Canal a déboursé exactement le prix qu’avait payé Vivendi pour racheter la plateforme à Orange en 2015. Toutefois, ce montant ne tient pas compte des sommes investies entretemps. Maxime Saada, bombardé à la tête du site de partage de vidéos après le rachat par Canal, a lui-même chiffré l’investissement total à « plus de 500 millions d’euros », en incluant le prix d’achat initial.
Instabilité managériale
Pour expliquer ces fiascos, plusieurs pistes peuvent être avancées. D’abord, après un rachat, Vincent Bolloré remercie le plus souvent l’état-major pour installer ses hommes à lui. « Quand Bolloré recrute ou promeut un dirigeant, son premier critère n’est pas ses compétences managériales, mais avant tout la loyauté », raconte un ancien patron de filiale. Et assez souvent, ces ‘yes men’ n’ont aucune expérience dans leur nouveau domaine d’activité.
Le meilleur exemple est Editis. Après le rachat, le président du directoire de Vivendi Arnaud de Puyfontaine a parachuté au comité exécutif quatre proches à lui sans expérience de l’édition. En 2020, Jean Spiri, un élu LR qui n’avait pas non plus travaillé dans le secteur, a été bombardé secrétaire général puis président du pôle littérature générale et poche.
Au-delà de ces cas, tout l’état-major du n° 2 français de l’édition a été chamboulé : le directeur général Pierre Conte, le DRH, le directeur financier, la patronne de la branche éducation et référence (Nathan, Bordas, Le Robert, etc.), et les dirigeants de la plupart des maisons de littérature générale : Univers Poche, Belfond, Presses de la Cité, Robert Laffont, le Cherche midi, Plon. À la tête de cette dernière, un conflit fratricide a opposé durant deux ans Céline Thoulouze et Lise Boëll, qui a fini par l’emporter, malgré une expertise accablante sur son management, susceptible de relever du harcèlement moral. Mais l’ancienne dirigeante d’Albin Michel ramenait dans son giron ses auteurs classés très à droite, comme Philippe de Villiers. En 2022, un autre ancien d’Albin Michel, Guillaume Dervieux, a été nommé directeur général délégué, avant de repartir au bout de trois mois…
Cette reprise en main musclée a fait logiquement fuir certains talents. En 2019, Betty Mialet et Bernard Barrault, à la tête de Julliard depuis 1995, sont partis avec leurs auteurs stars Jean Teulé, Yasmina Khadra, Philippe Jaenada etc. En 2023, Guillaume Meurice, refusant les coupes que le Robert voulait lui imposer dans son livre le Fin mot de l’histoire de France en 200 expressions, est allé le publier chez Flammarion.
Même chose chez Dailymotion. En 2015, dans les mois qui sont suivis le rachat de la plateforme, le nouveau propriétaire a remercié cinq des six membres du comité exécutif : le président Cédric Tournay, les deux directeurs généraux délégués, Martin Rogard et Giuseppe de Martino, le directeur technique et cofondateur Olivier Poitrey, et le chief revenue officer (directeur commercial) Damien Pigasse, auxquels s’ajoute le directeur financier Fabrice Cantou. En parallèle, Vivendi est allé chercher chez Webedia Virginie Courtieu pour devenir directrice des contenus et du marketing, mais elle est repartie au bout d’un an et demi. Au total, 70 % de l’effectif est parti après l’acquisition, selon le Monde. L’effectif n’est plus que de 300 salariés, loin des 400 promis par le nouveau propriétaire.
Chez Gameloft, l’ancien propriétaire, la famille Guillemot, avait accordé avant la cession des parachutes dorés à tout l’état-major. Au moins 14 cadres dirigeants en ont profité pour partir, dont le directeur commercial Gonzague de Vallois et le patron de la production Julien Fournials. Le nouveau propriétaire a alors promu un vétéran de la maison, Alexandre Pelletier-Normand, à la tête de la production, mais il est parti à la concurrence deux ans et demi plus tard. Parallèlement, il a nommé des managers sans expérience du jeu vidéo, comme Stéphane Roussel (ex-SFR) à la présidence, Damien Marchi (ex-Havas) au marketing, ou Sandrine Morin (ex-Canal +) aux ressources humaines - ces deux derniers sont repartis au bout de deux ans. Surtout, il a divisé par plus de deux l’effectif, en fermant notamment la moitié des 21 studios de développement. Pourtant, lors de son arrivée, Vivendi avait promis que le rachat n’aurait « pas d’incidence particulière sur l’emploi. Vivendi souhaite préserver et développer les talents et les savoir-faire des équipes de Gameloft ». En réalité, les investissements ont été réduits à néant (cf. graphe ci-dessous).
Enfin, lorsque Vivendi rachète le théâtre de l’Œuvre, il a remercié le patron Frédéric Franck, et l’a remplacé par Benoît Lavigne, son associé dans la reprise. Ce dernier vient à son tour de quitter son poste de gérant. Une Vivendi girl sans expérience théâtrale, Audrey Brugère, a récupéré le poste.
Une mauvaise gestion opérationnelle
L’instabilité chronique du management a lourdement pesé sur les résultats opérationnels des différentes sociétés rachetées. Un des collaborateurs de longue date du milliardaire breton raconte : « Vincent est incontestablement un génie des marchés boursiers, mais l’opérationnel n’est pas son truc. Heureusement, il prenait très rarement le contrôle opérationnel de ses cibles. Dans les quelques boîtes dont il gérait l’opérationnel comme les batteries, il y avait plein de problèmes, mais qui se voyaient peu, donc qui étaient peu connues. La nouveauté avec Vivendi et ses filiales, c’est que Vincent s’est retrouvé directement aux commandes de sociétés très exposées médiatiquement ».
Chez Editis, le chiffre d’affaires, dopé par de petites acquisitions, est resté à peu près stable après le rachat. Mais la rentabilité a été quasiment divisée par deux (cf. graphe). Des résultats encore honorables par rapport à ceux de Gameloft. Après le rachat, le chiffre d’affaires s’est effondré de 21 %, avant de remonter de manière éphémère, pour rester encore inférieur à celui d’avant l’acquisition (cf. graphe). Le nombre de joueurs a été divisé par quatre. Tandis que les téléchargements sont tombés de 2,7 à 1 million par jour. Ultime déboire : en février dernier, Netflix a résilié la commande du jeu tiré de la série Stranger things sur lequel l’éditeur travaillait depuis un an… Pire : les objectifs fixés n’ont jamais été atteints. Ni ceux annoncés lors du rachat : un bénéfice opérationnel de 65 millions d’euros sur un chiffre d’affaires de 350 millions d’euros en 2018. Ni ceux communiqués en interne fin 2018 par le nouveau PDG Stéphane Roussel : une croissance de 6 % par an, pour atteindre 401 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2023.
Le même phénomène a été constaté chez Dailymotion, où, là encore, le chiffre d’affaires s’est effondré après l’acquisition, avant de péniblement remonter, sans avoir encore retrouvé son niveau d’avant le rachat. Selon la Lettre, il s’est élevé à 65 millions d’euros en 2022, contre 75 millions en 2015. Alors qu’en face, le leader YouTube a affiché une croissance moyenne de 25 % par an entre 2018 et 2023. Selon nos informations, les pertes nettes cumulées ont atteint 313 millions d’euros entre 2016 et 2023. Le résultat opérationnel ajusté (Ebita), positif avant le rachat, était toujours négatif l’an dernier, même si l’ampleur de la perte s’est réduite.
Explication : les audiences se sont effondrées, avant là encore de se redresser, même s’il est difficile d’y voir clair. Depuis 2023, le site revendique 400 millions d’utilisateurs actifs par mois, dont moins d’un quart sur son propre site, le reste sur des sites tiers utilisant son lecteur. Ce chiffre est resté stable en 2024, alors que le plan d’affaires prévoit d’atteindre un milliard en 2026. Et encore : ce chiffre provient de la société, et non d’un institut indépendant comme Nielsen ou Comscore. Surtout, il paraît surprenant, car Bruxelles n’a pas retenu Dailymotion parmi les plates-formes importantes (very large online platform) dépassant les 45 millions d’utilisateurs actifs mensuels dans l’Union européenne, et donc régulées au titre du DSA (Digital services act).
Même le petit théâtre de l’Œuvre s’avère un foyer de pertes, avec 2 millions d’euros de déficit cumulés entre 2016 et 2023, malgré une nouvelle programmation beaucoup plus grand public, avec des comiques (François-Xavier Demaison, Manu Payet, Felix Radu…), des concerts (Thomas Fersen…), du stand up américain…
Quant au filon Paddington, il semble se tarir lentement. Le premier film avait rapporté 268 millions de dollars au box-office, le second 227 millions, et le troisième 213 millions, loin des 300 millions espérés. Contacté, Vivendi n’a pas répondu.
[*] Dans ses comptes consolidés 2024, Vivendi a enregistré une perte nette de 6 milliards d’euros, provenant d’une moins-value de déconsolidation de 5,9 milliards, due à Canal+ (-4,7 milliards), Louis Hachette Group (-1,1 milliard) et Havas (-88 millions). Cette moins-value est la différence entre la valeur comptable avant scission et le premier cours de Bourse après scission.

Des valorisations en chute libre
Canal+
- 18 milliards d’euros lors du dernier cours coté de Groupe Canal+ en 2000
- 7,5 milliards d’euros pour les seules activités françaises en 2010 lors de la sortie de TF1 et M6.
- 5,1 milliards d’euros pour les seules activités françaises en 2013 lors de la sortie de Lagardère.
- 6,85 milliards d’euros dans les comptes consolidés 2023 de Vivendi
- 3,5 milliards d’euros (2,9 milliards de livres ou 2,90 livres par action) pour le cours d’introduction le 16 décembre 2024 à la Bourse de Londres.
- 2,7 milliards d’euros (2,3 milliards de livres ou 2,26 livres par action) pour le cours de clôture le 16 décembre 2024 après l’introduction à la Bourse de Londres.
- 2,8 milliards d’euros (2,4 milliards de livres ou 2,421 livres par action) à l’ouverture le 18 août.
Havas
- 3,9 milliards d’euros lors du rachat par Vivendi en 2017
- 3,44 milliards d’euros dans les comptes consolidés de Vivendi à fin 2023
- 1,77 milliard d’euros (1,79 euro par action) pour le cours d’introduction le 16 décembre 2024 à la Bourse d’Amsterdam.
- 1,8 milliard d’euros (1,82 euro par action) pour le cours de clôture le 16 décembre 2024 après l’introduction à la Bourse d’Amsterdam.
- 1,5 milliard d’euros (1,51 euro par action) à l’ouverture le 18 août
Louis Hachette Group (Prisma et 66 % de Lagardère)
- 2,16 milliards d’euros dans les comptes consolidés 2023 de Vivendi
- 2,1 milliards d’euros pour la somme des parties (208 millions pour Prisma, plus 1,9 milliard pour les 66 % dans Lagardère).
- 1,1 milliard d’euros (1,12 euro par action) pour le cours d’introduction le 16 décembre 2024 sur Euronext Growth.
- 1,4 milliard d’euros (1,42 euro par action) pour le cours de clôture le 16 décembre 2024 après l’introduction sur Euronext Growth.
- 1,6 milliard d’euros (1,611 euro par action) à l’ouverture le 18 août
Vivendi avant scission
- 16 milliards d’euros de valorisation des actifs en 2023
- 8,5 milliards d’euros (8,30 euros par action) de capitalisation boursière le 13 décembre 2024 avant le spin-off.
Vivendi après scission (Gameloft et participations)
- 4,8 milliards d’euros pour la valeur liquidative (net asset value) mi-2014, dont 7,3 milliards pour les participations cotées.
- 4,5 milliards d’euros de situation nette
- 2,7 milliards d’euros (2,60 euros par action) pour le cours de clôture le 16 décembre 2024 après le split
- 3 milliards d’euros (2,942 euros) pour le cours de clôture le 17 juillet 2025 avant l’annonce de l’AMF d’une OPA.
- 3,2 milliards d’euros (3,16 euros par action) à l’ouverture le 18 août
*Valorisation du capital (hors dette)