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Continuer la lectureComment l’émir d’Abou Dhabi a sauvé Sotheby’s
Mohammed ben Zayed al Nahyane, alias « MBZ », a injecté un montant colossal dans la maison de ventes aux enchères de Patrick Drahi, lui permettant ainsi de respecter les clauses de ses crédits.

Depuis plusieurs mois, Patrick Drahi ne tarit pas d’éloges sur deux dirigeants arabes : le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane alias « MBS », et le président des Émirats arabes unis Mohammed ben Zayed al Nahyane, alias « MBZ ». Des compliments pas totalement désintéressés. Selon le Figaro, les opérateurs télécoms de ces deux pays pourraient être intéressés par le rachat de SFR. Surtout, l’émir d’Abou Dhabi lui a sauvé la mise en renflouant Sotheby’s, propriété de Patrick Drahi depuis 2019. Il y a un an, un investissement d’un milliard de dollars avait été annoncé conjointement par le magnat des télécoms et ADQ, le fonds souverain d’Abou Dhabi. Selon nos informations, la holding de Patrick Drahi n’a apporté que 85 millions de dollars. L’essentiel de cette mise a été apporté par les Émiratis à hauteur de 909 millions de dollars. Via une augmentation de capital, l’Émirat a pris 24,2 % du capital, sous forme d’actions ordinaires pour 558 millions de dollars. D’ici 2027, il pourra monter à 30,5 % via la conversion de 250 millions de dollars d’actions préférentielles, qui sont rémunérées 11 % par an. En outre, il a aussi souscrit pour 61,5 millions de dollars de warrants, c’est-à-dire des options sur des actions supplémentaires. Enfin, l’accord prévoyait aussi qu’il verse 75 millions de dollars supplémentaires sous certaines conditions qui n’ont apparemment pas été remplies [*]. Les princes du pétrole ont aussi obtenu un tiers des sièges au conseil d’administration.
Ce magot a apporté à la maison de vente aux enchères la bouffée d’oxygène dont elle avait bien besoin. Une partie a servi à financer l’acquisition de l’ancien musée Whitney au 945 Madison Avenue dans l’Upper East Side new yorkais. Ce lieu qui servira de nouvelle salle des ventes fin 2025 a été payé 103 millions de dollars, financé à hauteur de 50 millions de dollars par des emprunts auprès de Barclays, avec un taux compris entre 7,65 % (pour le crédit hypothécaire) et 9,68 % (pour le prêt mezzanine).
Surtout, plus de 794 millions de dollars venus du golfe Persique ont servi à alléger un peu la dette, ce qui était devenu indispensable. En effet, lorsqu’il a racheté Sotheby’s pour 2,9 milliards de dollars (plus un milliard de reprise de dettes), Patrick Drahi n’a apporté que 300 millions de capitaux, et a financé le reste via un LBO (Leveraged buy-out). Il a endetté Sotheby’s elle-même, mais aussi ses propriétés immobilières, sa filiale de crédit, et aussi la holding rachetant l’ensemble. Résultat : l’endettement de Sotheby’s a bondi de 1 à 2,4 milliards de dollars entre 2019 et fin septembre 2024.
Cela n’a guère été du goût des agences de notation, qui, l’an dernier, ont dégradé la note à B chez Standard & Poor’s (S&P) et à B3 chez Moody’s, enfonçant un peu plus la maison de vente aux enchères dans les profondeurs de la catégorie spéculative (junk).
Si l’on ajoute à cela la hausse des taux d’intérêt, la vénérable maison new-yorkaise doit désormais payer cher pour se financer. En avril 2024, pour lever 700 millions de dollars d’obligations, elle a dû fournir en garantie des œuvres d’art et payer des taux compris entre 6,43 % et 7,91 %. Son principal crédit bancaire revolver de 575 millions de dollars, dont le taux variable est indexé sur le taux de référence américain SOFR, lui a coûté en moyenne 9,5 % l’an dernier.
Mais ce n’est pas tout. Parallèlement, les résultats sont aussi en chute depuis un plus haut atteint en 2021. L’an dernier, le chiffre d’affaires de Sotheby’s a reculé de 17 %, selon nos informations (cf. graphe ci-dessous), tombant à 1,1 milliard de dollars. Cela est surtout dû à un recul des commissions sur les enchères, qui ont diminué de 26 %, pour s’établir à 621 millions de dollars. Et le bénéfice opérationnel a aussi été divisé par quatre (cf. graphe).
Les raisons de cette contre-performance ? Le recul du marché de l’art, qui est cyclique, et traverse une phase baissière plus longue que les précédentes. Moody’s avance plusieurs autres hypothèses : l’incertitude qui a pesé sur les précédentes élections américaines, les taux d’intérêt élevés, les conflits au Moyen orient et en Europe de l’Est, et un ralentissement économique en Chine. Tout cela a généré « un sentiment négatif », incitant les propriétaires d’art à attendre des jours meilleurs pour vendre leurs collections.
Pour ne rien arranger, Sotheby’s avait augmenté ses commissions en mai 2024, avant de faire machine arrière fin 2024. Pour Moody’s, l’éphémère nouvelle grille de tarifs « a eu un impact négatif sur les performances, dans ce contexte de demande contrainte ».
Résultat : Sotheby’s s’est retrouvé l’an dernier pris en ciseau entre une dette qui augmente, et des profits qui baissent. Cela a dégradé son ratio d’endettement, qui mesure le nombre d’années de bénéfices nécessaires pour rembourser ce fardeau. Durant les neuf premiers mois de 2024, ce chiffre est passé de 8,2 à 14,5 années d’excédent brut d’exploitation, selon Moody’s.
Cet indicateur est suivi de très près par les prêteurs, et figure même dans plusieurs contrats de prêt. Le crédit bancaire revolver de 575 millions de dollars, souscrit en 2019, stipule ainsi qu’une partie des crédits (la dette nette senior sécurisée consolidée) ne doit pas dépasser un ratio de 6,5. Faute de quoi, l’argent doit être remboursé immédiatement, ce que Sotheby’s n’aurait pas pu faire. Ce plafond, vérifié chaque trimestre, a été dépassé fin septembre 2024. Heureusement, l’investissement émirati a été finalisé un mois plus tard, permettant d’échapper à toute conséquence funeste.
Au total, grâce à cet argent venu du Golfe, Moody’s estime que le ratio d’endettement est redescendu de 14,5 à 11 au dernier trimestre 2024, ce qui reste malgré tout « très élevé » selon Moody’s, qui espère qu’il tombera à 5,5 fin 2025.
La situation est si tendue que Sotheby’s a même dû demander de l’argent à Patrick Drahi. En 2024, elle lui a emprunté 135 millions de dollars, dont 50 millions ont été remboursés avec l’argent émirati. Puis en 2025, la maison mère de Sotheby’s a emprunté 132 millions de dollars pour rembourser ses dettes. Ultime sacrifice : Patrick Drahi a cessé de facturer à sa filiale ses prestations de « conseils stratégiques », qui s’étaient encore élevés à 4,5 millions de dollars en 2023.
Pour ne rien arranger, Patrick Drahi a aussi dû mettre la main à la poche pour racheter les parts d’actionnaires minoritaires. En 2024, il a racheté les actions qui avaient été octroyées aux cadres dirigeants, réunis dans une holding luxembourgeoise baptisée Bidfair Carry. Puis, en mars dernier, Alexander Klabin, ancien dirigeant du hedge fund américain Senator, a exercé l’option de vente dont il disposait sur ses 5,63 %, qu’il avait acquis en 2020 pour 100 millions de dollars. Il faudra donc lui verser 112 millions d’ici la fin de l’année. Pour Moody’s, le prochain risque de refinancement est le remboursement du crédit bancaire revolver en août 2026.
Face à cette situation, Patrick Drahi a lancé un nouveau plan d’économies chez Sotheby’s, en réduisant les frais d’avocat, de déplacement et de marketing, ainsi que l’effectif. La presse a d’abord évoqué la suppression de 50 emplois à Londres, puis de plus de 100 postes en décembre, avec notamment la fermeture des bureaux de Moscou et de Bangkok. L’effectif total s’élevait à 2218 salariés en moyenne. Selon le Wall Street journal, les délais de paiement ont aussi été rallongés de six mois.
Contacté, Sotheby’s n’a pas répondu.
[*] Cet investissement supplémentaire pouvait être débloqué si la filiale Sotheby’s Holding UK réalisait en 2024 un excédent brut d’exploitation (Ebitda) ajusté supérieur à 300 millions de dollars. Finalement, la maison mère de Sotheby’s a réalisé un Ebitda ajusté de seulement 271 millions de dollars.