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Continuer la lectureEurope 1 condamnée à verser 300 000 euros à un journaliste placardisé par l’arrivée de Bolloré
L’ancien chef du service Société et Culture de la radio avait été progressivement mis de côté suite à la prise de contrôle du milliardaire à l’été 2021.

Un manque de « loyauté » qui coûte cher. Attaquée aux prud’hommes, Europe 1 vient d’être condamnée, en appel, à verser près de 300 000 euros à son ancien chef de service Société et Culture Mathieu Charrier. En cause ? La placardisation du journaliste dans un contexte bien particulier : la prise en main de la radio par Vincent Bolloré.
Lorsque le patron de Vivendi prend le contrôle d’Europe 1, durant l’été 2021, cela fait 12 ans que Mathieu Charrier travaille pour la radio. Il a intégré la station en 2009, à sa sortie d’école de journalisme, et a gravi les échelons jusqu’à devenir chef du service Société et Culture, le 1er janvier 2021. Quelques mois plus tard, la révolution commence à se faire sentir. Lors d’une réunion en mai, Donat Vidal Revel, directeur de l’information, annonce aux journalistes qu’ils sont « déjà salariés de Vincent Bolloré », comme le racontent Les Jours. En juin, Arnaud Lagardère détaille les « synergies » à venir entre CNews et Europe 1, avec la codiffusion sur la chaîne télé et la station radio des émissions de Laurence Ferrari et Sonia Mabrouk, ou encore l’arrivée de Dimitri Pavlenko, pilier du plateau de « Face à l’info ».
Un accord de rupture conventionnelle collective est négocié avec les syndicats du média. Sa justification est économique, en tout cas dans l’affichage, comme l’explique un ancien élu d’Europe 1 : « Ce plan de départ s’est fait à l’initiative de la direction, avec comme motif juridique, le fait que la radio perdait beaucoup d’argent et qu’il fallait donc réduire les effectifs. Mais dans la réalité, beaucoup de salariés ont voulu partir avec l’arrivée de Vincent Bolloré. » Comme 75 autres personnes, Mathieu Charrier demande donc à bénéficier de cette rupture conventionnelle collective. Elle lui est refusée, son poste de chef de service ne faisant pas partie de ceux qui étaient ciblés.
Il affirme avoir ensuite été placardisé, écarté à la fois de ses fonctions d’encadrement et de spécialiste du cinéma. « Il n’était plus invité aux réunions de préparation de la rentrée, il n’était pas au courant des départs de certains membres de son équipe qui étaient en train de conclure des ruptures conventionnelles, précise son avocate, Me Camille Janson. Cela le mettait dans des situations embarrassantes : il se retrouvait à donner du travail à un salarié qui lui indiquait ensuite qu’il risquait de ne pas pouvoir le faire. »
Le 5 juillet, alors qu’il couvre le festival de Cannes, il tombe sur un article du Parisien : « Europe 1 recrute Laurie Cholewa et Thomas Lequertier, deux visages de Canal+ et CNews ». Le journaliste y lit que l’animatrice est « en bonne position pour prendre les rênes de « Clap », l’émission hebdomadaire consacrée au cinéma »… et qu’elle y remplacera donc « Mathieu Charrier, chef du service société/culture de la station, qui en était aux commandes depuis son lancement ». « Europe 1 ne l’en avait absolument pas informé, pointe Me Camille Janson. Et lorsqu’il a demandé des explications, il a fallu plusieurs semaines, pour que la société daigne lui expliquer ce qui était en train de se passer. » Le 19 juillet, on lui confirme qu’il sera remplacé sur Clap. Quelques jours plus tard, il acte la rupture de son contrat de travail aux torts exclusifs de son employeur.
Il saisit les prud’hommes pour que son départ soit reconnu comme un licenciement sans cause réelle et sérieuse, et soutient avoir effectué des heures supplémentaires en travaillant 50 heures par semaine. Au total, il demande plus de 600 000 euros d’indemnités. De son côté, Europe 1, réclame 10 000 euros à son ancien salarié, considérant son départ brutal et infondé : l’entreprise explique devant les prud’hommes avoir dû « envisager la rentrée radiophonique sans un élément important de son organisation » et recruter un remplaçant en urgence, sans pouvoir organiser de transition.
Europe 1 estime que le journaliste tente de lui imputer la rupture de son contrat de travail « pour des raisons évidentes d’opportunité » et qu’il avait pour objectif « d’obtenir une rupture avantageuse avant de prendre son poste au sein de la Cité internationale de la bande dessinée [d’Angoulême] ». La société assure qu’il n’a jamais été placardisé et que les réunions entre la direction et les chefs de service « n’ont simplement jamais eu lieu », le rôle des chefs de rubrique étant « cantonné à la gestion d’une équipe de journalistes et à la mise en œuvre de la politique de programmation décidée par la Direction ». Elle ajoute que si elle n’avait pas dit à Mathieu Charrier que deux personnes allaient quitter son service, c’était parce que ces départs n’étaient pas encore définitivement actés. Elle affirme que « son poste n’a jamais été menacé » et souhaite que son départ soit requalifié en démission, et non en licenciement.

Le 19 janvier 2022, le conseil de prud’hommes de Paris donne raison à Europe News et déboute Mathieu Charrier. Il considère que l’ancien chef de service « anticipait son départ » d’Europe 1, « préparant depuis de nombreux mois son installation dans la région bordelaise ».
Son départ est considéré comme une démission et sa demande de paiement d’heures supplémentaires est rejetée, tout comme la demande de dommages et intérêts d’Europe 1. Mathieu Charrier fait appel.
En deuxième instance, la station demande cette fois 30 000 euros de dommages et intérêts, pour rupture abusive et exécution déloyale de son contrat de travail. Le 18 septembre 2024, les juges d’appel considèrent que la radio aurait dû informer M. Charrier des départs à venir dans son service pour qu’il puisse s’organiser pour la rentrée. Ils rappellent que « le principe de loyauté le plus élémentaire » exigeait que l’employeur informe son salarié de sa décision de lui retirer la direction de « Clap », « plutôt que de lui laisser découvrir l’information dans la presse ». Ils ajoutent que s’il s’agissait d’une rumeur, il appartenait à la société de « la démentir publiquement et surtout de répondre rapidement à son salarié lorsqu’il se préoccupait de son éviction, plutôt que de le laisser dans l’incertitude, ne serait-ce qu’à l’égard de son entourage professionnel ».
La cour d’appel juge donc que l’ancien salarié a été mis brutalement à l’écart de ses fonctions d’encadrement et de spécialiste du cinéma. Un manque de loyauté de la part de l’employeur qui a empêché la poursuite du contrat de travail et justifiait le départ de Mathieu Charrier. Le licenciement sans cause réelle et sérieuse est reconnu et Europe 1 doit verser à l’ancien chef du service Société et Culture 288 205 euros, pour licenciement abusif et pour les heures supplémentaires qu’il a effectuées. « En première instance, nous avions perdu sur tous les plans et cela avait été difficile pour mon client, reconnaît Me Janson. La rupture de contrat avait été compliquée et humiliante, et nous sommes contents d’obtenir une décision intéressante aujourd’hui, bien motivée, et qui rappelle l’obligation de loyauté qui incombe aux employeurs ».
Le 14 septembre 2021, quelques semaines après le départ de Mathieu Charrier, un plan de ruptures conventionnelles individuelles était conclu pour les journalistes d’Europe 1. « C’est la seule victoire que nous avions obtenue après la grève menée en juin pour dénoncer l’arrivée de Vincent Bolloré », raconte un ancien élu. Il a permis à 50 journalistes de quitter l’entreprise en utilisant l’équivalent d’une clause de conscience. Étant parti avant, Mathieu Charrier n’a pas pu en bénéficier.
Contactés, Europe 1 et son avocat n’ont pas répondu à nos sollicitations.
Canal+ condamné dans une affaire similaire
Un cas semblable est intervenu à Canal+ après l’arrivée à la présidence de Vincent Bolloré en 2015. Cédric G. directeur au sein de la direction informatique, s’est plaint de la réduction de son service de 11 à 6 postes suite à « un gel des embauches et non remplacement des départs ». Il a affirmé avoir été victime « d’une campagne de dénigrement (j’ai été traité de « voyou », « bandit » … alors que j’étais en congés), d’humiliations et d’isolement ». La DRH a aussi cessé de répondre à ses emails et de le recevoir. Suite à cela, il a lui aussi acté unilatéralement la rupture de son contrat de travail. Dans sa lettre de départ, il écrivait que « son état de souffrance » était « partagé par une grande majorité des salariés ». Il ajoutait que « la mise en place de ces mesures drastiques et la déconsidération de l’ensemble des salariés ont entraîné d’innombrables démissions ». Il a ensuite attaqué son ancien employeur aux prud’hommes pour faire requalifier son départ en licenciement sans cause réelle ni sérieuse. Débouté en première instance, il a obtenu gain de cause en appel, obtenant au total 83 665 euros. J.H.
Article modifié le 3.10.2024 à 18h12 avec une précision sur l’auteur de la phrase « déjà salariés de Vincent Bolloré »