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Continuer la lectureIntelligence artificielle dans l’armée : Sébastien Lecornu désavoue Thales et Sopra Steria
Après plusieurs dysfonctionnements dans de grands programmes confiés aux géants du numérique de défense, le ministre des Armées fait le choix d’une réinternalisation partielle.

À la veille de Noël, une étrange carte de vœux s’est glissée dans la boîte aux lettres des principaux prestataires du ministère des armées en matière de numérique. Sébastien Lecornu, désormais reconduit dans ses fonctions au sein du gouvernement de Gabriel Attal, leur annonçait vouloir évoquer avec eux l’importance de l’intelligence artificielle (IA) dans les conflits futurs. Mais qu’Atos, Thales ou Sopra Steria ne préparent pas trop vite de nouvelles offres commerciales en ce sens. Selon nos informations, les partenaires numériques français historiques de l’armée ont aujourd’hui partiellement perdu la confiance du ministre en la matière. Pour plusieurs projets, le gouvernement privilégie désormais des développements internes ou de nouveaux acteurs.

Comme l’a appris l’Informé, ce sera notamment le cas des deux chatbots envisagés par Sébastien Lecornu et sa cellule CM3 (intelligence artificielle), comprenant l’ingénieur général de l’armement Maël Jenny et le colonel Olivier Pinard-Legry. Ces deux projets modestes, mais pionniers en matière d’IA militaire reposent sur des grands modèles de langage ou LLM, à l’image de ChatGPT, Google Bard ou Microsoft Copilot. Le premier, baptisé Colbert, est destiné à la Marine nationale. Le second, nommé Vauban, à l’Armée de terre. Ils seront déployés auprès des fonctions support des armées : ressources humaines, logistique, etc.
D’abord confiés aux développeurs du ministère des armées, ces deux chantiers doivent ensuite bénéficier du renfort de la DGA Maîtrise de l’information (DGA-MI), expert technique du ministère sur de nombreux enjeux numériques (IA, cybersécurité, guerre électronique…), et de l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (INRIA), qui pilote la stratégie nationale de recherche en intelligence artificielle. Colbert et Vauban devraient être financés via une actualisation de la loi de programmation militaire (A2PM).
Problèmes en escadrille sur les grands chantiers numériques des militaires
Difficile de ne pas voir dans ce choix d’internalisation la conséquence d’importantes difficultés rencontrées sur plusieurs grands – et coûteux – programmes d’armement numériques et d’IA, confiés par la Direction générale de l’armement (DGA) à des industriels.
Ainsi, selon nos informations, si le Système d’information du combat de SCORPION (SICS), conçu par Atos, a démontré ses capacités lors de l’exercice militaire BIA 23 effectué le mois dernier dans les camps de Champagne (Grand Est), on ne peut pas en dire autant de Communications numériques tactiques et de théâtre (CONTACT), dont le SICS dépend pour sa connectivité. Confié à Thales pour un milliard d’euros en 2012, ce programme d’équipements des forces armées en postes de radio nouvelle génération a mal supporté la montée en charge, « surchauffé » et s’est montre délicat à redémarrer, obligeant les militaires à communiquer en mode « dégradé », via des postes radio de 4e génération entrés en service dans les années 90. Selon un « bleu » budgétaire annexé au projet de loi de finances 2024, 1,1 milliard d’euros supplémentaires doivent être dédiés à CONTACT entre 2023 et 2026.
Pire : le Système d’information des armées (SIA) qui devait unifier les systèmes d’information des différentes armées (terre, marine, air et espace) au niveau du commandement et au sein d’une plateforme unique, n’a pas non plus fonctionné correctement lors de l’exercice BIA 23, handicapé par son instabilité et des bugs à répétition. Le ministère réfléchit désormais à une solution de substitution au SIA, dont Sopra Steria est maître d’œuvre, associé à Thales et d’autres prestataires. En 2018, le coût de la première phase de ce programme était évalué à 754,7 millions d’euros, et 364 millions d’euros devaient lui être consacrés sur la période 2023-2026. Les dysfonctionnements simultanés du SIA et de CONTACT pendant BIA 23 ont, selon nos sources, suscité l’ire du chef d’état-major des armées (CEMA) Thierry Burkhard.
Des incertitudes pèsent parallèlement sur d’autres programmes, comme l’emblématique Artemis.IA, géré par Atos et Thales au sein de la coentreprise Athea. Ce qui devait initialement constituer la plateforme unique de big data et d’IA des armées a été successivement amputé de ses multiples fonctions prévues (santé, maintenance prédictive, guerre électronique…) pour se restreindre au seul traitement de données en masse de la Direction du renseignement militaire (DRM). Selon plusieurs experts, en raison des progrès rapides de la technologie, le projet, dont le développement a commencé en 2017, pourrait se révéler techniquement obsolète une fois livré. Toujours selon ce document budgétaire, 123 millions d’euros doivent être consacrés à Artemis.IA sur la période 2023-2026.
La tentation Helsing
En plus de reprendre progressivement la main sur les futurs programmes numériques, les responsables militaires envisagent de faire rentrer de nouveaux acteurs privés dans l’équation. Ainsi, l’état-major des armées (EMA) de Thierry Burkhard a sollicité la branche française de la société allemande Helsing pour tester ses technologies dans le cadre de plusieurs opérations d’expérimentations réactives (OER), des dispositifs permettant de tester des technologies directement sur les théâtres d’opérations. Spécialisée dans l’IA militaire « au service des démocraties », soutenue par le fondateur de Spotify Daniel Ek et le groupe suédois de défense Saab, l’entreprise a levé 209 millions d’euros à l’automne.
Les industriels français sont conscients du désamour de l’État pour leurs solutions. Au sommet de Thales par exemple, ces problèmes ont contribué au remplacement de Marc Darmon, directeur adjoint en charge des systèmes de communication et d’information sécurisés (SIC), par Christophe Solomon – lui-même passé par la Direction générale de l’armement et le cabinet de Jean-Yves Le Drian. L’entreprise entend désormais se remettre sur les rails en matière de programmes d’armement numériques via un ambitieux plan de transformation de l’ingénierie baptisé Lewis.
Contacté, Thales maintient que « les radios CONTACT ont donné satisfaction aux forces dans le cadre d’emploi défini ». Atos et Thales assurent que « la plateforme ARTEMIS.IA est aujourd’hui totalement à l’état de l’art des plateformes big data et de services d’IA » et que « le développement des fonctions hors renseignement devrait être lancé en 2024 ». Au sujet du SIA, Sopra Steria fait savoir que « seul le ministère des Armées est habilité à s’exprimer. » Ce dernier n’a pas pu répondre à nos questions dans le délai imparti.