L'abonnement à l'Informé est à usage individuel
Un autre appareil utilise actuellement votre compte
Continuer la lectureLes dessous de la chute d’Earth Avocats, le cabinet de Yves-René Guillou et Jean-Michel Blanquer
Le fondateur et l’ancien ministre, qui l’a rejoint en 2023, sont désormais les deux seuls associés de la structure. Tous les autres viennent de partir, sur fond de conflits internes et de désaccords sur la gestion.

Dans le milieu feutré du droit des affaires, les coups de tonnerre surviennent la plupart du temps à bas bruit. Là, c’est une véritable tempête qui s’abat, à l’abri des regards, sur le cabinet Earth avocats. Il y a deux ans, il s’était retrouvé sous le feu des projecteurs, lorsque Jean-Michel Blanquer l’avait intégré comme avocat après avoir quitté le ministère de l’Éducation et prêté serment. Ce dernier, agrégé de droit public, rejoignait ainsi son vieil ami Yves-René Guillou, le fondateur d’Earth, rencontré à la fac d’Assas il y a plus de 20 ans. Les deux hommes sont aujourd’hui seuls à bord. Car, fait rarissime dans un milieu pourtant habitué aux mercatos, tous les autres associés de la structure viennent de quitter le navire en même temps. Y compris Thomas Laffargue et Florence David, ses plus fidèles « partner equity », qui avaient cofondé la boutique avec lui en 2011. Le premier a signé avec le cabinet Ydes spécialisé en droit des affaires, tandis que sa consœur est en passe de créer, selon nos informations, une nouvelle structure avec Sophie Imbault et Benoît Perrineau, deux autres associés partants. De son côté, Ian Ouaknine a rallié les troupes du cabinet international DWF. Enfin, Jean-Philippe Debats, également sur le départ, n’a pas encore annoncé ses projets. Conséquence de ce grand bouleversement, les locaux sont en passe d’être vidés et le cabinet s’apprête à déménager.
La société d’avocats, qui a conseillé des grands groupes comme Bouygues, Vinci ainsi que de nombreuses institutions publiques comme l’AP-HM (Assistance publique-hôpitaux de Marseille), était pourtant promise à un bel avenir. Entre 2017 et 2023, elle avait connu une croissance exponentielle : son chiffre d’affaires avait doublé pour friser les 8 millions d’euros. Que s’est-il donc passé pour que cette prestigieuse structure, qui figure dans le classement des meilleurs cabinets d’avocats en droit public, souffre d’une telle désertion ? Selon nos informations, derrière cette vague de départ se dessine un long passif de tensions internes et de désaccords sur la gestion du cabinet, tenu d’une main de fer par Yves-René Guillou. Il y a quelques mois, en effet, les associés ont laissé une dernière chance à cet avocat pour faire évoluer le fonctionnement du cabinet vers un modèle de gestion plus collectif. Celui-ci s’était alors engagé à céder une partie du capital, dont il détenait à ce moment-là 85 % des parts, et à réformer la structure du management. Mais ces promesses n’ont visiblement pas suffi à retenir les associés, qui ont acté leur départ au cours du mois de mai. « C’est une opportunité qu’ils n’ont pas souhaité saisir, car ils vivaient la fin d’un cycle et ils ont voulu voler de leurs propres ailes », tempère une source proche de la direction, qui affirme que d’« autres se sont vus prier de bien vouloir partir. »
Un « climat délétère »
L’équipe d’avocats avait pourtant lancé une première bouteille à la mer il y a trois ans. En avril 2022, la plupart des associés, dont deux cofondateurs du cabinet, avaient adressé un courrier à Yves-René Guillou dans l’espoir de faire évoluer le fonctionnement d’Earth. « Pour le bien du cabinet », les neuf signataires appelaient dans cette lettre le managing partner à avoir « urgemment » une discussion sur les « aspects financiers » et les « aspects de gouvernance » après avoir fait face jusqu’ici à un mur. Une des grosses crispations concernait déjà la rémunération des associés. Ceux-ci indiquaient dans la lettre que la manière de déterminer les montants alloués soulevait « des incompréhensions », présentait « une complexité rare » ou manquait de « prévisibilité claire ». Et qu’ils s’interrogeaient sur la répartition des charges et le partage des profits. « Il y avait de gros écarts de rétribution entre Yves-René Guillou et les autres, y compris les cofondateurs », affirme un ex-visage du cabinet. Des différences qu’une source proche de la direction justifie par le poids des dossiers apportés par le fondateur. Avant d’assurer : « Tous les avocats ont été rémunérés à la hauteur de ce qui leur était dû, selon des calculs déterminés dans le cadre de contrats d’association ».
Pour parvenir à un modèle plus structuré, en rapport avec un cabinet de cette taille, l’équipe réclamait dans sa lettre de 2022 la conclusion d’un pacte d’associés, c’est-à-dire un contrat établissant leurs obligations et leurs droits respectifs, en plus des statuts de la société. Les avocats souhaitaient y inclure de « grands principes » tels que la « transparence financière », « l’encadrement des frais » ou le respect des obligations déontologiques de la profession. Mais si les signataires faisaient part de leur volonté d’avoir des débats apaisés, le courrier aurait plongé le cabinet dans une véritable crise. « Cette démarche a mis Yves-René Guillou très en colère, il l’a pris comme une véritable trahison et a incendié les associés », se rappelle une robe noire. Notamment lors d’une réunion où le managing partner aurait hurlé sur les associés, à la stupeur de l’ensemble du cabinet. Malgré un début de discussions pour bâtir un pacte commun, différentes sources font état d’un climat délétère dans les mois qui ont suivi. « Il y avait un écart énorme entre ce qu’on m’avait vendu et les dessous du cabinet », témoigne une ex-figure d’Earth, qui en a même perdu le sommeil. L’ambiance s’est tellement tendue que la présence d’un membre du Conseil de l’ordre des avocats de Paris, l’instance qui régule la profession, a été requise lors de l’assemblée générale annuelle de la société en juin 2022 pour assurer la sérénité des débats. « Une situation hors du commun », selon différents interlocuteurs.
Des questions de comptabilité ont particulièrement tendu cette AG : les associés se sont notamment étonnés des importants frais de déplacements d’Yves-René Guillou. « Il facturait par exemple ses trajets pour Lille où il donnait des cours de droit », affirme par exemple une source. Le fondateur aurait aussi pris l’habitude d’effectuer de nombreux achats personnels avec la carte bleue du cabinet. Et il était le seul à en posséder une. « Il la confondait clairement avec sa carte personnelle pour financer son train de vie : de ses courses aux trajets en trottinette électrique de sa fille », souffle une robe noire. Earth a même procédé au remboursement de l’école d’anglais de sa fille. De fait, les comptes de 2021 font état de fréquents achats à la Grande épicerie, à la poissonnerie ou à la boucherie, pour des sommes dépassant parfois 400 ou 500 euros. Outre des commandes fréquentes de faible montant chez Deliveroo, il a aussi effectué des emplettes pour plusieurs milliers d’euros au Vieux campeur, chez Hartwood, Hermès ou Guerlain. Il a également utilisé cette carte professionnelle lors d’un voyage à Barcelone : entre le musée Picasso, le Park Güell, le shopping sur les ramblas et la visite d’une galerie d’art catalane, où l’addition a dépassé les 700 euros.
Questionné sur ce point lors de l’AG, Yves-René Guillou a assuré que toutes les sommes à caractère privé avaient été déduites de son compte courant d’associé, c’est-à-dire de l’argent qui lui était dû, placé sous forme d’avance à la société. Mais la pratique a fait grincer des dents dans une société de cette taille. « C’est quand même gênant d’avoir autant de dépenses personnelles dans les comptes, c’est une pratique qu’on observe dans les cabinets où il y a un associé unique mais ça n’a plus sa place quand il y en a dix, témoigne une robe noire. Un avis partagé par différents interlocuteurs : « Dans tous les cas, ça fait sortir de l’argent de la trésorerie, y compris dans l’hypothèse où ces frais sont in fine déduits du compte courant ». L’argument agace un proche du fondateur : « Il est loyal envers la société. Et lorsque la trésorerie est en délicatesse, il est le premier à ne pas se payer ».
« Ça a mis un coup aux associés »
Mais un autre sujet épineux a ébranlé le cabinet. En effet, Yves-René Guillou a fait transiter une indemnité de 250 000 euros due au titre de son divorce par la comptabilité du cabinet. L’équipe a en effet découvert un étrange virement dans les frais, inscrit sous un faux intitulé. Celui-ci comporte le nom d’un des clients du cabinet, comme s’il s’agissait d’un versement effectué dans le cadre d’un dossier. Mais, confronté à cette bizarrerie dans le cadre de l’AG, l’associé aurait finalement reconnu qu’il s’agissait d’une dépense pour un motif personnel, assurant qu’il s’agissait juste d’une erreur dans le libellé et que la somme avait été là aussi reprise sur son compte courant. « Dans son esprit, c’est comme s’il l’avait donc payé lui-même, mais le problème est de réaliser un mouvement financier aussi élevé quand les comptes sont déjà tendus, et sans avertir les associés ». D’autant qu’un doute subsiste : « Si ce versement était passé sous les radars, aurait-il été supporté par l’ensemble de la structure ? » Cette année-là, quatre associés sur douze ont voté contre l’approbation des comptes ou se sont abstenus.
Il s’agit d’« obstruction », selon une source proche de la direction, qui affirme que « le cabinet est géré avec une rigueur comptable absolue » et que le conseil de l’ordre ne s’est pas saisi de ces questions. « Pour résumer l’assemblée générale, c’était : circulez, il n’y a rien à voir, rapporte une robe noire. Mais il n’empêche, ça a mis un coup à la plupart des associés. En réalité, tout cela est à l’image du fonctionnement du cabinet, qui paraissait organisé pour servir l’intérêt d’Yves-René Guillou ». La marque, le logo et la page web, que les associés ont pourtant cofinancés, sont à son nom. Jusqu’en 2023, l’avocat faisait aussi payer au cabinet la location de sa clientèle, pour 40 000 euros annuels. « Un procédé légal, sans subterfuge, qui datait de l’époque de création où Yves-René Guillou avait apporté 100 % des dossiers, procédé auquel le cabinet a mis fin », explique un interlocuteur proche de la direction. Avant d’assurer : « C’est lui qui s’est mis au service du collectif, il a énormément travaillé pour le bien du cabinet. »
Avant l’hémorragie de ce printemps, il y avait déjà eu des départs sucessifs de nombreux associés, avec de lourdes conséquences financières. L’un d’eux générait par exemple plus d’un million d’euros de chiffre d’affaires à lui seul. Récemment, le managing partner aurait fait des efforts pour alléger les charges, en s’installant dans une salle de réunion plutôt que dans un bureau, en rendant sa voiture de fonction ou en renonçant à pourvoir le poste d’assistante de direction, dont une bonne partie du temps de travail consistait à gérer la vie personnelle d’Yves-René Guillou : ses comptes privés, celui de ses différentes sociétés, le volet administratif de ses cours dans différents établissements ou de la scolarité de sa fille, voire la paye de son employé de maison.
Comment Jean-Michel Blanquer s’est positionné dans cette guerre interne ? « Dès le début, il s’est tenu à l’écart de ces conflits ayant débuté avant qu’il n’arrive chez Earth, indique une source qui connaît bien le cabinet. Il a sûrement dû être rassuré par le fait que ces différents sujets ont été discutés devant le barreau sans soulever de difficultés, et que les comptes ont été approuvés ». Un constat partagé par une ancienne de la maison. « Il s’agit de conflits entre associés comme ça arrive banalement dans les cabinets d’avocats. On savait quand on est arrivés que le cabinet était géré par un associé détenteur de la majorité des parts. Après, on est libres de partir quand on ne souscrit plus au fonctionnement du cabinet. C’est aussi à nous de poser des limites ».
De juteux dividendes, malgré un PGE
En 2020, en pleine crise du Covid, Earth a profité des prêts garantis par l’Etat (PGE), mis en place par le gouvernement pour aider les sociétés en difficulté face aux effets de la pandémie. Sauf que ce PGE de 1 million d’euros n’a pas empêché le versement de dividendes conséquents : ils ont atteint justement 1 million d’euros cette année-là. Et encore environ 500 000 euros en 2021 et 300 000 euros en 2022. « C’est le comptable qui a conseillé à Yves-René Guillou de contracter ce prêt, pour servir le développement du cabinet, et faire face aux besoins en fond de roulement », indique une source proche de la direction. La structure, alors en pleine croissance, avait en effet procédé à de très nombreux recrutements pour étoffer ses équipes. « Quant aux dividendes, c’est la somme des efforts réalisés sur plusieurs années, et des résultats accumulés du cabinet, qui n’avait pas procédé au versement de dividendes depuis sa création ».
