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Continuer la lectureFraude à la TVA : l’ambassadeur livrait du platine dans une Bentley diplomatique
Le Parquet national financier a mis à jour un gigantesque carrousel de TVA impliquant des diplomates et l’ex-géant français de la chimie Rhodia.

14 ans d’enquête, 700 pages, 40 tomes, 1 200 cotes, des centaines de comptes en banque et une centaine de sociétés concernées : un procès hors norme vient de se tenir pendant 2 semaines à la 32° chambre du tribunal judiciaire de Paris. Dans l’indifférence générale. Teintée de corruption d’agents étrangers, la fraude à la TVA sur du platine aurait pourtant délesté les caisses de l’État français de 25 millions d’euros selon le parquet national financier.
L’affaire rappelle évidemment celle des quotas carbone. Sauf qu’ici, elle implique un ancien fleuron de l’industrie française, Rhodia (devenu Solvay). Et que le (présumé) Marco Mouly de cette histoire se nomme Eric Torner. Sur le site web de la principauté de Monaco, on peut encore voir ce franco-israélien poser en 2009, sous les ors du palais princier aux côtés du prince Albert. Affublé d’une cravate bariolée et engoncé dans un costume sombre, le spécialiste de la TVA semble plutôt mal à l’aise pour un ambassadeur.
L’ambassadeur finançait le chef d’Etat
Car en plus de vendre des métaux précieux, Eric Torner était officiellement ambassadeur auprès de l’UNESCO de la Dominique, une toute petite île des Antilles, autrefois britannique, perdue entre Martinique et Guadeloupe. Un titre obtenu contre monnaie sonnante et trébuchante, selon les procureurs. En 2004 en effet, Torner avait financé la campagne électorale de Roosevelt Skerrit au poste de Premier Ministre du pays, un épisode qu’il évoquera comme un « investissement » en 2011, dans un SMS. Devenu Premier Ministre en 2005 (il est toujours en poste !) Skerrit avait nommé son bienfaiteur représentant, puis ambassadeur auprès de l’UNESCO (dont le siège est à Paris) en 2006. Avec l’immunité diplomatique qui en découle. « Ce qui est frappant, et rare, c’est qu’on a à faire à un cas très clair de corruption d’agent public étranger pour couvrir des faits d’escroquerie à la TVA : le principal accusé a financé une campagne électorale, on a des SMS qui en attestent ; et c’est un Premier Ministre qui a été acheté ! » note le PNF. Eric Torner, né en 1962 a aussi obtenu la nationalité de la Dominique - comme des milliers d’autres individus en délicatesse avec la justice, selon une enquête de l’OCCRP de 2023 : la petite île aurait vendu 7 700 passeports à raison de 100 000 euros par personne, trouvant là sa principale source de revenus… en proposant notamment des papiers, voire des changements d’identités à des proches de Kadhafi ou des Iraniens recherchés pour leur implication dans la recherche nucléaire.
En retour de l’immunité diplomatique proposée par l’île des Antilles, Eric Torner a su se montrer reconnaissant. L’enquête du PNF atteste de virements multiples au bénéfice de proches du Premier Ministre, à partir des comptes en banques des sociétés impliquées dans la fraude sur le platine. Les montants modestes au départ - 5 000 euros par an - ont bondi par la suite. Jusqu’à ces 137 000 euros transférés en plusieurs fois sur le compte d’un autre ambassadeur de la Dominique mais auprès de l’ONU cette fois : l’ex-ministre des affaires étrangères de la Dominique, Vince Henderson.
À cette époque, les enquêteurs du PNF soupçonnent déjà une fraude de grande ampleur. Les premières perquisitions interviennent en juillet 2011 et leur permettent de découvrir un nombre ahurissant de véhicules achetés par les sociétés impliquées dans la fraude, pour le compte de la délégation diplomatique de la Dominique, et bénéficiant toutes d’une immatriculation diplomatique : une Ferrari, une Bentley, une Aston Martin, une Rolls-Royce, trois Mercedes, une Jaguar, une Porsche, une Audi Q7, ainsi que deux bateaux amarrés à Monaco et sur le lac Léman en Suisse… Les clés de la Bentley et de la Ferrari seront retrouvées chez Eric Torner. Selon son chauffeur, la Bentley était utilisée pour transporter « discrètement » du platine notamment entre la France et l’Allemagne où le précieux métal en lingot était transformé en poudre. Mais la Rolls Royce avait la préférence d’Eric Torner. Notamment pour aller rendre visite à son client Rhodia, au cœur du couloir de la chimie lyonnaise selon des témoins… Ce qui ne choquait personne au sein de Rhodia Silicium, trop contente de s’approvisionner en platine à un prix défiant toute concurrence. L’intervention du Premier Ministre de la Dominique auprès d’Alain Juppé, à l’époque ministre des affaires étrangères, ne suffira pas à calmer l’ardeur de la justice française.
Mais comment un grand groupe français comme Rhodia s’est retrouvé à marchander avec un tel personnage ? Pour le comprendre, il faut retourner aux débuts de l’affaire, qui démarre avec l’envolée des matières premières. Dans les années 2000, le cours du platine, principalement produit en Afrique du Sud, s’emballe en raison de la demande industrielle : il franchit les 500 dollars par once en 2003 et continue son ascension jusqu’à un pic de 2 200 euros en 2008. Or le matériau, sous forme d’acide chloroplatinique, est un catalyseur indispensable à la fabrication de certains polymères : Rhodia Silicium en consomme chaque année plusieurs tonnes sous forme de poudre (platinum sponge). En 2004, les acheteurs du groupe industriel tombent opportunément sur une occasion en or : Eric Torner leur propose du platine à un prix cassé : 4 % systématiquement en dessous du prix du marché « spot » fixé chaque jour sur le marché londonien. Et c’est là que tout démarre, comme souvent dans la fraude à la TVA : un vendeur peu scrupuleux met un pied dans l’économie réelle en proposant des prix imbattables. Il va en effet pouvoir largement compenser la faiblesse de ses tarifs en empochant 20 % de TVA à chaque transaction : il vend TVA comprise.
Des bijoutiers d’Anvers au couloir de la chimie
En pratique, selon les enquêteurs, le bijoutier Jacquo New, installé rue du Pélican à Anvers en Belgique achetait du platine au belge Umicore, en franchise de TVA, puis le revendait à un voire deux intermédiaires, dont le Centre d’Études et de Négoce des Matériaux (CENM), appartenant à Eric Torner. Celui-ci le cédait ensuite à Rhodia. L’industriel payait alors le précieux métal rubis sur l’ongle - et en fermant les yeux : en dollars, TTC, à une tierce société de Torner, qui plus est en Suisse, donc en dehors de l’Union européenne.
Interrogé a posteriori, Olivier de Clermont-Tonnerre, directeur général du groupe de chimie, resté en place sur toute la période de la fraude entre 2004 et 2011 a déclaré aux douanes judiciaires que le fournisseur aurait dû être déréférencé. D’ailleurs le groupe Renault, gros consommateur de platine aussi, ne s’y est pas fait prendre : contacté par les mêmes fraudeurs, il décline poliment, estimant la société et les prix suspects. Ils l’étaient, et singulièrement. Et l’accès à des matières premières à des prix avantageux constituait un sérieux avantage concurrentiel. « L’acheteur (Rhodia ndlr.) a bien bénéficié de la fraude : il l’a déduit de sa refacturation » estime Pierre d’Azemar de Fabrègues, avocat de l’État dans le dossier.
Le géant chinois de la chimie Elkem Silicones, qui a repris cette branche de Rhodia en 2007, a une tout autre analyse des faits. Il s’estime même victime de la fraude. Car la société s’est vue refuser le remboursement de la TVA sur le platine à partir de 2007. Elle écopera par la suite d’une amende de 40 % sur les sommes potentiellement éludées par les fraudeurs. Elkem a contesté son redressement fiscal devant tous les niveaux de la justice administrative, jusqu’au Conseil d’État, sans succès. Avant de finalement payer la douloureuse facture - soit 21,6 millions d’euros. Les délais de tous ces recours expliquent que le dossier passe devant la justice 14 ans après les faits. « Nos dirigeants ont tous été placés en garde à vue ; les résultats de l’entreprise ont été très affectés par cet épisode, nous avons payé la TVA deux fois, aux vendeurs, puis à l’État, c’est donc bien nous les victimes ! » s’offusque Xavier Vahramian, avocat d’Elkem Silicones, qui souhaite que son client soit considéré comme une partie civile. Ce que le tribunal lui refuse jusqu’à présent.
Des métaux précieux et voitures de luxe en plein Paris
Par quelque bout qu’on prenne l’affaire, on en revient toujours au même intermédiaire. « Quand on tente de savoir où sont partis ces fonds, on comprend qu’ils sont partis pour le bénéfice économique de M. Torner » estiment les procureurs. C’est lui qui a monté le « Casa », ou « Centre d’Affaires Saint-Augustin », un lieu bien étrange. Non loin de l’Opéra, à Paris, il servait à la fois d’hébergement à la délégation diplomatique de la Dominique auprès de l’Unesco, et de lieu pour recevoir et stocker des métaux précieux, selon l’accusation. C’est de là que le bras droit de M. Torner, Thierry E., aurait monté un nombre considérable de sociétés -, 72 ! -, lui donnant accès à 109 comptes en banque au total. Un montage particulièrement complexe donc : des sociétés britanniques, suisses, belge, émiraties ou espagnoles prenaient part au circuit d’achat et de vente de platine, afin de crédibiliser les opérations. Elles fournissaient une couverture aux entreprises défaillantes du carrousel, en transmettant des fausses factures indiquant que la TVA avait été réglée. Le fisc français n’y a vu que du feu durant 7 ans. C’est une alerte du fournisseur de platine, la société Umicore, puis de la justice belge, qui a déclenché l’enquête des douanes judiciaires, en 2009. Le service d’enquête, qui traque alors les fraudeurs à la TVA sur le marché du carbone, pense au départ que ceux-ci ont migré sur celui du platine. L’enquête dévoilera l’inverse : une partie du fruit de la fraude sur le platine a été investie dans le CO2.
Si l’enquête est riche sur ce dossier fourni, 14 ans plus tard, les responsables présumés du carrousel semblent bien lointains pour être amenés devant un tribunal français. Soupçonné par les enquêteurs d’être à Singapour, Eric Torner ne s’est pas fait représenter au tribunal lors des audiences qui se sont tenues jusqu’au 13 février. Un certain nombre de suspects se sont aussi réfugiés en Israël. L’un d’entre eux s’est tout de même présenté au procès. « Tous les franco-israéliens ne font par leur « alya » pour échapper à la justice » a insisté son avocat, Béranger Tourné.
Sur les quelque 25 millions d’euros évaporés dans les paradis fiscaux, l’État français n’a pour l’instant récupéré qu’un peu plus d’un million d’euros via la revente des véhicules saisis. Mais le parquet ne perd pas espoir : il a requis la peine maximale pour Eric Torner, soit 10 ans de prison, ainsi qu’une inscription à la liste rouge d’Interpol, en raison des faits de corruption présumés. Il rejoindrait ainsi de célèbres fraudeurs à la TVA comme Cyril Astruc ou Fabrice Touil. Le jugement sera rendu dans quelques semaines.