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Continuer la lectureLe code secret du logiciel de caisse permettait aux pharmaciens de frauder le fisc
Depuis 15 ans, le fisc accuse une filiale de Cegedim d’avoir permis à des milliers d’officines d’effacer des transactions pour se payer au black. La Cour de Cassation vient de relancer le feuilleton.

Un logiciel un peu trop malin a-t-il aidé des centaines de pharmacies à frauder le fisc ? Durant des années, l’outil commercialisé par la société Alliadis (aujourd’hui Smart RX, filiale du groupe spécialisé dans l’informatique pour la santé Cegedim) était installé sur les caisses d’officines partout en France. Un code secret, transmis aux apothicaires qui en faisaient la demande, permettait aux blouses blanches d’effacer en quelques clics des opérations effectuées dans la journée. Ils n’avaient ensuite plus qu’à récupérer le montant correspondant en cash dans leur caisse. Depuis la mise en examen de l’entreprise, en 2014, pour complicité de fraude fiscale, la question de la responsabilité de l’éditeur de logiciels s’est transformée en vrai casse-tête pour les juridictions pénales. Après moult rebondissements, la Cour de cassation a récemment relancé l’affaire en annulant une décision de la cour d’appel de Nîmes : relaxée il y a deux ans, la société risque gros à nouveau : jusqu’à 500 000 euros d’amende.
Tout commence en 2007, dans le Gard, par un courrier adressé au procureur de la République de Nîmes. Dans cette lettre, un pharmacien dénonce les pratiques d’une officine où il a exercé pendant trois ans, à Remoulins. Le couple à la tête de l’établissement aurait mis en place un système de fraude à l’Assurance maladie, à base de surfacturations de prestations et de falsifications d’ordonnances. L’ancien employé envoie aussi un signalement à la caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) du Gard, ainsi que les copies de dix ordonnances vierges utilisées pour les malversations. Une enquête préliminaire est ouverte, des salariés confirment les faits. Certains vont même plus loin et disent avoir constaté que le journal de caisse était modifié entre le soir et le lendemain matin et que des espèces disparaissaient comme par magie. L’enquête prend alors une tout autre dimension : on parle désormais de fraude fiscale, à la TVA et à l’impôt sur le revenu.
Le domicile des époux est perquisitionné en septembre 2008. Les enquêteurs y découvrent 6 120 euros en espèces et des cahiers d’écoliers avec pour titre « noir », dans lesquels les espèces prélevées sont répertoriées. Placé en garde à vue, le couple avoue tout. Sophie B., l’épouse, raconte que tous les matins, son mari retirait en liquide 3 ou 4 % du chiffre d’affaires de la pharmacie, soit environ 400 euros par jour, 9 000 par mois. Pour que le prélèvement passe inaperçu, il effaçait des lignes d’écriture directement sur le logiciel de gestion, commercialisé par la société Alliadis. « Le fournisseur nous a expliqué la manipulation, détaille la mise en cause lors de son audition. On supprime certaines opérations payées en espèces et hors ordonnance. Il y a un code à taper pour écraser les écritures sans bouger les historiques de stock. » Une pratique « habituelle chez les pharmaciens » selon ses dires, voire valorisée lors de la revente d’une officine d’après Bruno B., son conjoint : « Le premier sujet qu’aborde l’éventuel acquéreur est le montant du « blackˮ que vous faites. » Le couple y avait recours depuis 2001, ce qui leur aurait permis de détourner entre 450 000 et 500 000 euros au total.
Les enquêteurs s’interrogent alors sur le rôle de la société Alliadis dans ce système de dissimulation de recettes. Car c’est bien grâce à son logiciel que la fraude est possible. Les locaux de l’entreprise, à Béziers, sont perquisitionnés en décembre, les salariés interrogés dans la foulée. La responsable technique de l’agence explique que le mot de passe permettant d’accéder aux outils d’administration est délivré gratuitement, à la demande des clients, qui doivent remplir un formulaire pour l’obtenir. Il s’intègre dans la politique commerciale du siège : sans ce sésame de quelques caractères, les clients risqueraient de se tourner vers des logiciels concurrents. Selon cette employée, Alliadis fournirait également une commande Linux permettant de supprimer les traces des manipulations frauduleuses, ce que conteste le président de la société, Christian Armando. Ces manœuvres seraient répandues dans le monde des pharmacies d’après un technicien de l’entreprise, qui parle de « secret de polichinelle ». Les écoutes téléphoniques mises en place par les enquêteurs confirment que la transmission du code et de la commande Linux ne se limitait pas au couple B., et qu’Alliadis a même continué à envoyer les mots de passe aux clients qui en faisaient la demande malgré l’enquête en cours. Sur les 8 500 clients de la société à l’époque, 6 500 étaient équipés du logiciel Alliance + et 4 370 avaient demandé à obtenir le code. Soit 20 % des pharmacies en France.
150 pharmacies poursuivies pour fraude
Le 9 décembre 2014, le vendeur de logiciel est mis en examen pour complicité de fraude fiscale. Le tribunal correctionnel de Nîmes le reconnaît coupable trois ans plus tard et le condamne à une amende de 187 500 euros. La société fait appel, de même que le directeur général des finances publiques et le procureur de la République. Bien mal lui en prend, puisque la cour gonfle l’amende à 300 000 euros le 25 juin 2019. Elle rappelle dans son arrêt qu’avant de développer Alliance + en 2004, Alliadis commercialisait déjà une disquette qui permettait de faire disparaître des opérations de caisse et de récupérer frauduleusement l’argent en espèces correspondant. La cour considère que la société « savait pertinemment, comme pour tous les autres pharmaciens qui l’ont sollicitée dans ce but, que les époux B., en demandant à se voir attribuer le fameux mot de passe administrateur, n’avaient qu’un seul objectif, utiliser celui-ci uniquement pour faire du « blackˮ ».
Alliadis se pourvoit en cassation, faisant valoir un vice de procédure dans sa condamnation en appel : la cour a écarté lors de l’audience une pièce produite lors de la plaidoirie de Me Olivier Baratelli, avocat de la société. Il s’agit d’un arrêt rendu le 3 juillet 2018 par la cour d’appel de Poitiers, qui confirmait un non-lieu au bénéfice de l’éditeur de logiciel dans une procédure parallèle. Le 9 décembre 2020, les hauts magistrats lui donnent raison et renvoient l’affaire en appel. Devant la cour, Alliadis compare sa situation à celle d’un constructeur automobile « qui offre à la vente des véhicules capables d’excès de vitesse considérables », ou encore d’un fabricant d’armes, qui n’est pas poursuivi pour les délits ou crimes finalement commis par le matériel qu’il commercialise. Cette fois, les magistrats vont dans son sens et jugent, en 2021, qu’ « il incombait à l’utilisateur d’utiliser ces [potentialités informatiques] conformément à leur légalité d’emploi » et que « ses choix délictueux ne peuvent être imputés à l’éditeur ». Alliadis est relaxé du chef de complicité de fraude fiscale.
Mais l’affaire continue, avec un nouveau pourvoi en cassation, cette fois formé par le ministère public et le directeur général des finances publiques. La juridiction suprême constate que la cour d’appel a reconnu que « le logiciel et le mot de passe fournis par Alliadis permettaient d’établir une comptabilité incomplète, et donc d’effectuer des déclarations inexactes », que « la complexité des fonctions rendait difficile la découverte de la fraude en cas de contrôle fiscal » et que, selon les salariés de l’entreprise, « cette potentialité était connue et recherchée par les clients de la société ». Elle juge donc que la cour d’appel n’a pas tiré les conséquences de ses propres constatations et vient d’annuler son arrêt. L’affaire devra donc être jugée une troisième fois en appel, devant la cour de Montpellier. La Direction générale des finances publiques, faisant valoir le « secret fiscal » auquel elle est soumise, n’a pas souhaité s’exprimer sur le dossier. Me Baratelli non plus.
Depuis le début de l’affaire, l’administration fiscale a multiplié les contrôles sur les officines. Elle a lancé, en 2009, l’ « opération caducée », campagne nationale à l’issue de laquelle plus de 150 pharmacies ont été poursuivies pour fraude fiscale. Et Alliadis n’est pas la seule société à avoir commercialisé un logiciel « permissif » : son concurrent, Pharmagest, éditait un programme avec des fonctionnalités similaires. La législation a évolué avec le projet de loi de finances de 2016, qui imposait la certification des logiciels de caisse, de comptabilité et de gestion pour les professionnels assujetties à la TVA. Face à l’inquiétude exprimée par les entreprises, le ministre de l’Action et des Comptes publics de l’époque, Gérald Darmanin, a assoupli la mesure pour la recentrer uniquement sur les logiciels de caisse.