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Continuer la lectureNouvelle plainte, ventes en baisse, pertes… le Canard Enchaîné en eaux troubles
L’hebdomadaire satirique déjà sous le coup d’une plainte pour abus de biens sociaux déposée par l’un de ses journalistes, va être visé par une seconde pour faux. Il traverse une mauvaise passe commerciale.

Le Canard Enchaîné patauge à son tour dans le grand marasme de la presse. Dans un compte rendu du Comité social et économique (CSE) de fin septembre, tombé dans le bec de l’Informé, la direction de l’hebdomadaire satirique fait le bilan des ventes et des résultats financiers du titre ces derniers mois : il est mauvais. En recul d’environ 11 % depuis le début de l’année, la diffusion totale se situe « autour de 250 000 exemplaires » (hors international), contre 282 339 exemplaires en moyenne en 2022. Il faut dire que cette année-là, le journal a profité des élections présidentielle et législatives et vu ses ventes légèrement progresser de 0,2 %.
En kiosque, le titre satirique affiche un recul de 8 %, écoulé à 148 000 exemplaires (contre 187 157 en moyenne l’an dernier) « dans un contexte difficile où personne ne tire son épingle du jeu », lit-on dans ce compte rendu. Pour se rassurer, le palmipède se compare aux news magazines, mal en point également au premier semestre : le Point (-15,4 %), l’Express (-0,26 %) et l’Obs (-14,68 %). « On a suivi le mouvement général, note le document. Les chiffres ne sont pas bons même si ça s’est redressé cet été. » Les ventes en kiosque « se sont redressées quelque peu pendant les vacances » mais « les abonnements papier ont continué à fondre ». Ils sont passés de 83 400 à la fin décembre à 77 988 à la fin juin alors que les abonnements numériques seuls sont restés stables à 10 137 en août.
Preuve que le titre traverse une situation particulière, ses comptes vont tomber dans le rouge. Un fait rare dans son histoire. « Nous sommes partis pour reperdre de l’argent (ndlr : en 2023) », peut-on lire dans le compte rendu. Car, cette publication, sans publicité, ni mécène, vit uniquement de ses lecteurs. Il peut toutefois puiser dans les intérêts financiers dégagés par son joli magot - plus de 135 millions d’euros - pour faire face aux aléas et assurer son indépendance financière. « Nous ne serons jamais rachetés par Xavier Niel [actionnaire à titre individuel de l’Informé NDLR] et ça vous ne pourrez pas l’écrire », lance bravache un membre de la rédaction. L’an dernier, le Canard avait déjà enregistré une perte d’exploitation de 934 779 euros mais en raison du versement de deux années de retraites surcomplémentaires. Sans cela, il aurait été bénéficiaire.
Plusieurs canetons interrogés voient dans les mauvais chiffres de diffusion les répercussions de la crise interne vécue ces derniers mois. « C’est une évidence », glisse l’un d’eux. « Ca a forcément joué un rôle mais à la marge » tempère un autre. En témoigne ce courrier d’un lecteur : « Je me vois, comme de nombreux lecteurs, tenu de vous informer de ma décision d’arrêter l’achat de votre hebdomadaire et de vous informer que j’en reprendrai la lecture payante quand vous cesserez vos pressions patronales contre le délégué syndical de l’entreprise. » Ce représentant du personnel, le journaliste Christophe Nobili, a créé une section syndicale SNJ-CGT en 2021, une première dans la vénérable maison âgée de 108 ans. L’an dernier, il a porté plainte contre X pour abus de biens sociaux et recel d’abus de biens sociaux après avoir découvert un emploi présumé fictif dans la rédaction. Dans son livre Cher Canard, de l’affaire Fillon à celle du Canard Enchaîné (Éditions JC Lattès), sorti en mars dernier, le reporter raconte comment, après avoir identifié l’emploi fictif de Pénélope Fillon à l’Assemblée nationale comme à la Revue des Deux Mondes, il est tombé sur un nouveau scandale, interne à son journal cette fois : selon lui, la compagne d’un ancien dessinateur retraité, André Escaro, aurait bénéficié pendant vingt-cinq ans d’une rémunération sans avoir jamais travaillé pour l’hebdomadaire. Elle aurait touché près de trois millions d’euros. Une accusation contestée par la direction mettant en avant les dessins de son compagnon, Escaro, effectivement publiés sur cette même période.
Depuis, le sujet divise les pro et les anti Nobili mais aussi les troupes embarrassées de devoir choisir un camp. L’exposition donnée à l’affaire dans les colonnes mêmes du Canard n’a rien arrangé : en mars dernier, l’article Un ami qui nous veut du bien réclamait publiquement le départ de Nobili qualifié de « fourbe », suscitant l’émotion au sein de la rédaction comme à l’extérieur. « Laver son linge sale en public a été peu apprécié par nos lecteurs », note un reporter. Dans un mail échangé avec un fidèle, la direction se défend : « Pour écrire cet ouvrage, l’auteur a choisi d’ignorer les règles de déontologie générale (...). Notre charte prévoit que « le journaliste s’engage à informer la rédaction en chef et la direction de tout projet de publication d’un livre dans lequel il est fait état de sa qualité de salarié du « Canard.» En outre, il a menti devant la rédaction réunie, le 5 octobre 2022, en donnant solennellement sa parole qu’il n’avait aucun projet de livre. »
Comme il est d’usage lorsqu’un élu du personnel est mis en cause, l’Inspection du travail a été saisie à deux reprises afin de faire valider le licenciement de Christophe Nobili pour motif disciplinaire. Sans succès. Dans sa dernière décision du mois d’août, l’inspection note même que « la charte déontologique (...) n’étant pas rattachée à un règlement intérieur, ni même à un contrat de travail, elle ne peut être considérée comme une obligation contractuelle ». Qu’importent ces résultats, un nouveau recours a été intenté. « La direction régionale du travail a quatre mois pour rendre un avis à ce sujet qui sera suivi, ou non, par le ministre Olivier Dussopt », précise Nicolas Brimo, le président du Canard Enchaîné. Cette décision devrait être annoncée d’ici à février. En attendant, certains canetons se sont étonnés de ne pas avoir vu, dans leur journal, d’articles récents sur le ministre pourtant en pleine panade, visé par des soupçons de favoritisme et dont le procès vient de s’ouvrir.

Selon nos informations, l’affaire devrait encore prendre une nouvelle ampleur. Christophe Nobili jure n’avoir jamais paraphé la charte alors que son nom figure bien dans la liste des signataires accompagné d’une simple croix en guise d’acceptation. Il conteste en être l’auteur. « On essaie de faire croire que j’ai signé ce document alors que ce n’est pas le cas, explique-t-il à l’Informé. J’ai donc décidé de porter plainte pour faux et usage de faux ». De quoi tendre un peu plus les relations dans les locaux de la rue Saint-Honoré. « Il est étrange de signer un document d’une croix, ça ne se fait jamais d’ordinaire, s’étonne un collègue de Nobili. Et de toute façon, par le passé, de nombreux journalistes ont écrit des livres sans jamais avertir la direction. »
Embourbé dans cette bataille, Nicolas Brimo, a annoncé en interne quitter son poste d’ici la fin de l’année. « J’ai toujours dit que je partirai l’année de mes 73 ans, ce n’est donc pas une surprise », indique-t-il. Il suivra de quelques mois le départ de son ami et prédécesseur à son poste Michel Gaillard, 79 ans. Tous deux risquent un renvoi en correctionnelle dans l’affaire des dessins d’Escaro. À l’heure de la retraite, le patron essuie aussi de profondes critiques sur sa gestion même du titre : beaucoup lui reprochent sa réticence à développer une offre numérique - finalement prévue en juin 2024 - et son aversion à investir le moindre euro. « Au bout de cinquante ans, il considère la boîte comme la sienne et s’est fait prendre les doigts dans le pot de confiture tout comme les barons locaux en politiques dont nous nous moquons dans nos colonnes », décrypte un reporter. Le palmipède n’en n’a pas fini avec cette crise de foi… de Canard.
Redevance de marques : quand le Canard se prend pour Mickey
Voilà un bien étrange montage, comme le Canard aime en déterrer. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le journal partage les bonnes vieilles recettes d’une multinationale américaine comme Disney qui encaisse des commissions contre l’utilisation de l’image de Mickey dans les parcs et dans ses boutiques. Ici, il ne s’agit point de souris - bien sûr - mais des deux volatiles affichés en Une et en Der de l’hebdo satirique. Ces oiseaux - créés par le caricaturiste Henri Guilac - mais aussi la marque « Le Canard Enchaîné » ou « Les Dossiers du Canard », ne sont pas détenus par le journal mais par la Société Civile LCE. Cette dernière encaisse des redevances de la part des Éditions Marechal Le Canard Enchaîné, soit 54 880 euros chaque année depuis au moins 2003, a appris l’Informé. « Cette société civile a été créée à la Libération afin de sécuriser le capital du titre et son indépendance, rappelle Brimo. L’argent n’a pas servi à se verser des dividendes ou à payer des frais mais à aider à un achat immobilier, le 171 rue Saint-Honoré à Paris (ndlr : où est installée la rédaction). »
En vingt ans, le Canard a reversé au moins 1,1 million d’euros à cette structure parallèle. C’est autant d’argent en moins alloué à l’intéressement des salariés aux résultats. Comme les temps sont durs, cette société a consenti un rabais en 2022 en diminuant sa commission de 22 % à 45 000 euros par an alors même qu’en 2021, le journal a augmenté son prix de 25 % (de 1,2 à 1,5 euro). « La baisse du montant de la redevance est liée à la baisse de notre tirage », précise-t-il.
La Société Civile LCE compte parmi ses actionnaires, le trio de septuagénaires à la tête du titre, Nicolas Brimo, Erik Emptaz, Michel Gaillard (une part chacun) et, surtout, l’association Maurice Marechal, le Canard Enchaîné (14997 parts). Cette dernière contrôle 36,9 % du capital de la publication satirique selon Challenges. Son objet : la défense des intérêts de la presse écrite et en particulier, la défense des intérêts du Canard Enchaîné. Avec un budget de 15 000 euros, l’argent de l’association sert, essentiellement, à financer la Maison des Journalistes*.
* Mise à jour du 13 décembre