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Continuer la lectureImpayés, brutalité, menaces… les dessous de la chute de Binge Audio
Entré en redressement judiciaire à l’été dernier, le célèbre studio de podcasts tente de sortir la tête de l’eau. L’Informé s’est penché sur les coulisses de sa déroute.

Ce mercredi 29 janvier s’ouvre à Brest le festival Longueur d’ondes, dédié à la radio et à l’écoute. L’évènement est chaque année l’occasion pour le Landerneau du podcast de se retrouver et pour certains chanceux de trouver des opportunités professionnelles. Lors d’une séance dédiée, quelques porteurs de projets pourront en effet présenter leur pitch à plusieurs responsables éditoriaux de France Culture, Arte Radio ou encore Louie Media… et surtout Binge Audio. Son président Joël Ronez animera, comme depuis plusieurs éditions, la discussion. De quoi faire rêver tout apprenti-podcasteur de voir son idée prendre vie au sein du prestigieux studio.
Programme B (de Thomas Rozec), Les Couilles sur la table (de Victoire Tuaillon) ou encore Kiffe ta race (de Rokhaya Diallo et Grace Ly)... Depuis sa création en 2015, la plateforme a accueilli plusieurs programmes parmi les plus populaires du genre. À elle seule, elle a comptabilisé en moyenne 1,3 million de téléchargements par mois en 2024. Dans le petit milieu du podcast, l’apport du studio fait d’ailleurs l’unanimité. « C’est un miracle qu’un espace avec autant de liberté et une vraie qualité de pensée ait existé pendant 10 ans », souligne une autrice. « À mon sens, la dernière révolution féministe en France n’aurait pas pu avoir lieu s’il n’y avait pas eu Binge Audio », renchérit même une autre. De fait, Binge Audio a permis à plusieurs auteurs et autrices de traiter en profondeur des sujets jusqu’alors peu couverts comme les masculinités contemporaines, les questions raciales ou encore les transidentités.
Mais cet apparent eldorado cache, selon nos informations, des problématiques puissantes en interne. Des difficultés financières d’abord : malgré son développement, le studio n’a jamais réussi à atteindre l’équilibre accumulant 2,7 millions d’euros de pertes en cinq ans (voir notre tableau). Il faut dire que, d’une manière générale, le podcast n’a pas encore trouvé son modèle économique en France : « sans aides publiques, aucune boîte de podcast comme celle-ci ne peut être rentable », reconnaît la star de l’exercice, Victoire Tuaillon. Mais la plateforme a, en outre, pâti des déboires de ses actionnaires. En 2018, le groupe Les Échos - Le Parisien avait décidé d’acquérir 33 % du capital, avant de les revendre en 2023 au producteur Paradiso Media, devenu alors majoritaire à hauteur de 62 %. Or un an après, Paradiso a été placé en liquidation judiciaire, et, dans la foulée, Binge s’est retrouvé en redressement judiciaire. « Notre actionnaire majoritaire devait nous recapitaliser via une levée de fonds, qui n’est jamais arrivée, explique Joël Ronez. L’échec de cette levée a pesé sur toute la stratégie du groupe, qui connaissait déjà des difficultés de trésorerie depuis 2023. » Depuis, l’entreprise tente de relever la barre, et enchaîne les mesures pour sortir la tête de l’eau… mais cristallise les mécontentements.
« C’était irrespirable »
Collaborateurs actuels ou anciens, producteurs, prestataires… L’Informé a pu échanger avec de nombreux acteurs gravitant autour de Binge : tous se montrent très critiques sur les raisons qui ont conduit le studio à cette situation compliquée et sur la façon dont cette déroute est maintenant gérée. « On a été face à des mecs qui pensaient qu’on pouvait prendre n’importe quel secteur et le disrupter, avec une sorte d’arrogance très boys club, juge une ex-collaboratrice. Or, les médias, ce n’est pas un marché comme les autres. » Désorganisation, mensonges, coups de sang… Tous dénoncent, surtout, les écueils du management de Joël Ronez. « Binge reste une entreprise dirigée par un entrepreneur blanc de 50 ans, qui s’est fait son beurre sur les enjeux féministes avec les idées de Victoire Tuaillon », estime un proche du dossier. « Le vrai génie, c’est Victoire Tuaillon, abonde une autre témoin. Elle a fait le succès de Binge audio, et pas l’inverse. »

À elle, comme à bien d’autres, Binge Audio doit beaucoup d’argent : près de 30 000 euros de redevances de droits d’auteur. « J’ai assisté à tous les mensonges de Joël Ronez pendant des mois, ça m’est devenu insupportable, souffle la journaliste qui a finalement choisi de quitter la plateforme en décembre dernier. C’était irrespirable. » Interrogé, Joël Ronez explique ainsi les choses : « Le licenciement économique de Victoire Tuaillon a été fait dans les conditions légales, c’est une autrice de grand talent avec qui nous avons eu une collaboration fructueuse et qui était un pilier de Binge, mais notre relation était arrivée au bout. » Mais l’ex star du studio, en attente de paiement depuis plusieurs mois, livre un son de cloche un peu différent : « Il me disait toujours, je vais d’abord payer des gens qui en ont plus besoin que toi. Aujourd’hui, Binge doit de l’argent à plein de monde mais comme tout le monde espère être remboursé, personne ne dit rien et essaie de négocier en direct avec lui. »
Bataille autour des marques « sur la table »
À eux seuls, ils ont largement contribué au succès de Binge. Créés en 2017 et en 2021, Les couilles sur la table et Le cœur sur la table cumulent aujourd’hui des dizaines de millions d’écoutes. Mais ces podcasts dédiés aux masculinités contemporaines et à la révolution romantique font maintenant l’objet d’une âpre bataille entre leur autrice, Victoire Tuaillon, et la plateforme.
Selon la journaliste, Joël Ronez aurait déposé « sans la consulter » les deux marques auprès de l’Inpi, en 2022. « Nous sommes producteurs à 100 % de ces programmes, que nous avons également financés à 100 %, indique pour sa part Joël Ronez. Nous avons donc déposé les marques, cela tombe sous le sens. Victoire considère qu’elle aurait dû être cotitulaire de la marque mais ce n’est pas le cas, car on la salariait. Dans les avenants à ses contrats de travail signés chez Binge, il est d’ailleurs mentionné que tout travail fait par un salarié appartient à Binge Audio. » Selon nos informations, l’intervieweuse a tout de même décidé d’initier une procédure en violation de marque, d’abord via une mise en demeure qui sera envoyée sous peu à Binge Audio. « J’ai l’impression amère d’avoir été dépossédé de mes créations par un dépôt de marque réalisé par Binge Audio en fraude de mes droits », explique l’autrice, qui entend également « revendiquer des droits en [sa] qualité de directrice de collection » : Victoire Tuaillon a en effet dirigé chez Binge La collection sur la table, qui regroupe plusieurs essais. Dans le détail, la missive demandera à la fois à Binge de cesser d’exploiter les marques Les couilles sur la table et Le cœur sur la table et de « justifier de leur droit sur certains podcasts et sur la collection éditoriale et à défaut de cesser les exploitations ».
« Il fallait éviter de faire des vagues »
De fait, l’Informé a pris connaissance de nombreuses créances du studio, dont le passif s’élevait à 1,9 million d’euros en août 2024, au moment du placement en redressement judiciaire. Binge Audio doit notamment plus de 240 000 euros à l’Urssaf. Il cumule, aussi, une multitude de dettes auprès de divers prestataires, comme le réalisateur en charge de la vidéo du podcast de Léna Situations Canapé six places. Un projet fait l’objet d’une ardoise particulièrement lourde : le programme Y’a plus de saisons. Créé par l’humoriste Swann Périssé et lancé à l’automne 2023, il s’agit d’un podcast filmé et tourné en public, lors duquel une personnalité (Jean-Marc Jancovici, Camille Étienne, Guillaume Meurice...) est interrogée par l’humoriste autour de problématiques liées à l’écologie. Le tout, avec le soutien de l’Agence française de développement via son média Tilt, qui a grandement participé à financer le projet.

Mais rapidement, la coproduction entre Binge et l’entreprise de la trentenaire Spriss Productions s’est grippée. « On a dû monter les choses très vite, se souvient une partie prenante du projet, dans l’entourage de l’humoriste. Binge avait pignon sur rue, on leur a fait confiance. Mais on a rapidement vu qu’on avait des process différents et des désaccords. » Alors que la billetterie des sessions d’enregistrement connaissait un grand succès, de nombreux prestataires ont tardé à voir leur paiement arriver, et s’en sont inquiétés. Le monteur Alphonse Gausslin, par exemple, se souvient : « À chaque fois, Joël me donnait des dates de paiement, mais la somme n’arrivait pas. Il me mentait ouvertement. Quand j’ai appris le redressement, je me suis dit que depuis le début, ils savaient qu’ils ne pourraient pas nous payer. » De son côté, le réalisateur Nicolas Béguet attend également un paiement de Binge : « Un producteur prend des risques et perd de l’argent, c’est normal, mais je l’ai déjà dit à Joël : on ne fait pas un programme si on n’est pas sûr à 100 % sûr de pouvoir payer les petites mains. » Au total, la créance sur Y’a plus de saison dépasse 70 000 euros. Sans commenter ce montant, Joël Ronez « confirme que Swann et plusieurs sous traitants n’ont pu être intégralement payés de leurs prestations, dû à la situation financière du groupe qui a entraîné la liquidation de Paradiso et notre placement en redressement judiciaire. L’ensemble des créances déposées par les sous-traitants et coproducteurs de Y’a plus de saisons ont été acceptées et validées par Binge Audio, et seront réglées dans le cadre du plan. »

Selon nos informations, l’affaire a aussi eu des conséquences en interne, où l’inimitié entre Joël Ronez et Swann Périssé n’a été un secret pour personne et a même pu inquiéter les salariés. « J’ai entendu dire des mots très durs sur certains collaborateurs, comme Swann Périssé, souffle l’une d’entre elles. Sur moi ça agissait comme une menace, je me disais qu’à tout moment on pouvait aussi parler de moi comme ça, donc qu’il fallait éviter de faire des vagues. »
« Fous toi encore de ma gueule et c’est au tribunal de commerce que tu vas aller chercher ton pognon »
Nombreux sont ceux qui témoignent des coups de sang de Joël Ronez : « Il te hurle dessus », assure Victoire Tuaillon. « Joël ne supporte pas qu’on lui tienne tête, qu’on ait raison » , appuie une ex-collaboratrice. Nicolas Béguet se souvient d’un échange en mai 2024 avec le président de Binge sur Instagram, où il l’avait interpellé après de nombreuses relances par mail pour réclamer un paiement. Comme le prouvent des captures des échanges, Joël Ronez lui a alors tenu ces propos : « Fous toi encore de ma gueule et c’est au tribunal de commerce que tu vas aller chercher ton pognon […] bon courage, car l’Urssaf passera avant toi. » Interrogé sur cet épisode, le dirigeant nous a fait parvenir cette réponse : « Qu’il accepte mes excuses. Ce que j’essaie de faire comprendre ici (en termes véhéments, donc forcément contre-productifs) c’est que la société étant dans une situation critique, il vaut mieux essayer de trouver ensemble une solution avant que nous nous retrouvions en cessation de paiements ou en liquidation, car alors sa créance serait plus difficile à recouvrer. Ce registre d’échange a été heureusement exceptionnel, nous avons dans l’ensemble des rapports pragmatiques avec nos créanciers dans la situation actuelle. »
Plus largement, Joël Ronez « nie tout mensonge », assure avoir « toujours été de bonne foi » et poursuit : « Par expérience, ayant connu des difficultés de trésorerie entre la fin 2023 et la mi 2024, je sais que le seul comportement à avoir avec des créanciers est le dialogue et la transparence, la situation étant très inconfortable pour les deux parties, et source de stress pour le fournisseur comme pour les équipes de Binge Audio. Je ne nie pas cependant avoir connu des échanges parfois tendus. »
Pas sûr que cela suffise à restaurer les relations. « Ma confiance en Joël est d’environ -10 000, témoigne à son tour un créancier. Il m’a fait comprendre que je ne reverrai jamais l’intégralité de mon argent, ou bien qu’on me proposera un paiement étalé. » Des témoins dénoncent même « un gaslighting » de la part du dirigeant, une technique de manipulation qui consiste à faire douter une victime de sa propre mémoire. « Plusieurs fois, il a eu de telles façons de me mener en bateau que je me disais que je devenais folle, témoigne une collaboratrice. Il m’est déjà arrivé d’entrer dans un appel en colère et de sortir différente, sur le mode ’le pauvre je l’embête alors qu’il porte la boîte sur son dos.’ À partir de là, j’essayais de tout faire par écrit. » « Ce qui m’a le plus choquée, c’est la façon dont il épuise les gens, dont il reporte la culpabilité sur eux, estime une productrice. Il me disait que je ne comprenais pas comment les choses se passaient dans une entreprise, que j’étais capricieuse. » « Il y a pu avoir des tensions avec des interlocuteurs, mais ce n’était pas une habitude, assène Joël Ronez. Je démens avoir eu tout comportement anormal, dominateur ou toxique. »
« Ruissellement de la désorganisation »
Certains sont bien sûr plus mesurés quant à leurs relations avec leur boss ou ex-boss : « Je me suis déjà engueulé avec lui mais on a toujours trouvé un terrain d’entente », explique l’une. « Joël n’est pas quelqu’un de malhonnête mais de maladroit, il a du mal à dire aux gens qu’il y aura des retards, et peut promettre des choses qu’il n’est pas en mesure de promettre… », assure un autre. Mais pour certains, la situation est sans appel : « Il nous a menés droit dans le mur », juge Victoire Tuaillon. Un autre collaborateur dénonce un vrai « ruissellement de la désorganisation » intrinsèque à Binge. « C’est une boîte dans laquelle il est dur d’être payé à l’heure, où l’on peut commencer à travailler sans contrat, pointe une autrice. C’est pas très carré et assez insécurisant. Après, je ne pense pas qu’elle a été correctement gérée, mais je ne pense pas qu’il est possible de bien gérer une boîte de podcast. »
« L’avenir de Binge Audio n’est plus compromis »
Joël Ronez se veut toutefois confiant. « Nous avons restructuré et sommes à l’équilibre. L’avenir de Binge Audio n’est plus compromis », estime le chef d’entreprise. Il espère obtenir un prolongement de la période d’observation du redressement judiciaire, et envisage une sortie de la procédure « au début de l’été ». Pour ce faire, le patron a déjà mis en place plusieurs « restructurations nécessaires » : la masse salariale de l’entreprise a notamment été divisée par deux, passant d’une petite vingtaine à 10 salariés. Aussi, si la cession des programmes les plus populaires du studio n’est pas prévue (Les couilles sur la table, Programme B, Encore heureux), la vente d’autres actifs est envisagée. La société entend également se concentrer sur ses « chantiers les plus rémunérateurs », via la monétisation publicitaire, la vente d’espace pour des tiers ou encore du brand content, avec des clients comme BNP Paribas, Naval Group ou encore la SNCF. Enfin, l’entreprise est en pleine chasse aux financements : « Nous avons signé trois accords de confidentialité avec de nouveaux investisseurs potentiels dans le secteur de l’audio, explique Joël Ronez, et l’objectif est aussi de solliciter un actionnaire historique. »
« Je n’enterrerais pas Binge tout de suite. Avec une bonne idée, cela peut repartir », veut croire une productrice. Moins optimistes, plusieurs témoins confient à l’Informé leur résignation. « Ça ne sent pas très bon, j’ai du mal à voir une suite, et je suis assez contente d’avoir sauté du bateau », glisse une ex-voix du studio. Plus radicale, une autre ne nourrit plus d’espoir de récupérer son argent : « Je pense qu’ils vont couler dans le sang et les larmes ».