L'abonnement à l'Informé est à usage individuel
Un autre appareil utilise actuellement votre compte
Continuer la lecture« J’ai créé 190 000 emplois » : comment Bernard Arnault enjolive son bilan social à LVMH
Les documents internes du géant du luxe contredisent le discours de son propre patron. Qui minore les départs volontaires ou contraints et compte pour nouveaux des postes simplement repris.

« M. Ruffin parle d’une centaine d’ouvriers qui ont perdu leur emploi, mais dans la période j’ai créé 190 000 emplois ! OK ? Ça va à M. Ruffin ? » Voilà ce que déclarait Bernard Arnault le 28 novembre dernier à la barre du tribunal correctionnel de Paris où il avait été convoqué comme témoin dans le cadre du procès de Bernard Squarcini. Ce dernier, ancien directeur de la DCRI, le renseignement intérieur français, est notamment accusé d’avoir fait espionner François Ruffin à la demande de LVMH entre 2013 et 2016. À l’audience, il a ainsi été beaucoup question du film documentaire Merci Patron, dans lequel l’ancien journaliste et actuel député de la Somme reproche à Bernard Arnault de ne pas avoir tenu ses engagements sur l’emploi quand, en 1984, il a racheté Boussac et sa pépite Dior.
Quelques ouvrières textile licenciées dans le Nord, mais des dizaines de milliers d’emplois créés depuis… Le PDG et premier actionnaire de LVMH a sa propre façon de compter. Sa réussite est bien sûr incontestable, tout comme l’apport de son groupe à l’économie française. Pour autant, en avançant près de 200 000 emplois créés, l’ogre du luxe s’attribue là la paternité de postes… existant déjà en tout ou partie dans les multiples sociétés qu’il a rachetées : Dior en 1984, Louis Vuitton et Moët Hennessy en 1990, Sephora en 1997, Tag Heuer et Fendi en 1999 etc. Dira-t-on que Bernard Arnault a créé 13 000 emplois en rachetant Tiffany aux États-Unis début 2021 ? À l’inverse, l’accusera-t-on d’en avoir supprimé des centaines quand il a cédé Conforama à François Pinault en 1991 ? La logique peut surprendre.
S’agissant de la France, le numéro 1 mondial du luxe contribue certes depuis des années à la préservation ou la création d’emplois, notamment industriels et artisanaux. Mais, là encore, le groupe avance des chiffres un peu trop flatteurs. En 2022 et 2023, LVMH a ainsi déclaré dans la presse prévoir 15 000 embauches sur chacun de ces exercices. Et dans une campagne publicitaire titrée « La performance de l’engagement », il se revendique comme le premier recruteur privé du pays. Un petit astérisque permet toutefois de découvrir qu’il s’agit d’une prévision pour l’année 2023 réalisée par L’Usine Nouvelle.
Dans le détail, en 2023, LVMH a opéré 6747 recrutements en CDI et 7646 en CDD selon les chiffres que nous a transmis le groupe. Il a donc effectué 14 393 embauches, un total proche de ce qui était annoncé. Problème, le solde net réel de créations d’emplois est tout autre : si l’on intègre les divers départs enregistrés par l’entreprise (licenciements, démissions, retraites…), l’effectif n’a gonflé que de 3005 postes entre fin 2022 et fin 2023. Ce n’est pas insignifiant compte tenu du nombre de salariés en France (39 451 à fin 2023), mais loin des 15 000 mis en avant dans la communication officielle. De même, entre fin 2021 (année Covid) et fin 2022, l’augmentation nette des troupes n’a été que de 2 459 personnes.

Comment expliquer un tel gap ? L’affaire n’a rien de simple. LVMH déclare un turnover de 11,8 % en France : 4,9 % de départs contraints et 5,9 % de départs volontaires. Mais ce taux de rotation du personnel devrait aboutir à un solde de créations d’emplois plus élevé et ce point n’a pu être éclairci auprès de l’entreprise.
Ces dernières années, le groupe a toutefois renforcé la part du made in France dans sa production en portant à 120 le nombre de ses « ateliers », sur le territoire national. Louis Vuitton a ouvert un site à Beaulieu-sur-Layon (Maine-et-Loire), près d’Angers, en 2019, puis un deuxième dans la même commune en 2022 ; en 2020, Louis Vuitton s’est installé au cœur de Vendôme, dans une ancienne abbaye, pour y fabriquer des pièces en peaux précieuses, python, lézard et crocodile, ainsi qu’en périphérie de cette ville du Loiret, où il prévoit 500 emplois.
« Comme l’ensemble du secteur du luxe et de l’artisanat, nous sommes exposés à une pénurie de talents dans plusieurs métiers en tension, commente LVMH. Ce qui peut laisser plusieurs offres d’emploi non pourvues chaque année alors même que le groupe offre des conditions de travail avantageuses à ses collaborateurs. » Pour trouver les qualifications nécessaires, le groupe de luxe a créé, il y a 10 ans, l’Institut des Métiers d’Excellence (IME) par lequel sont passés 3 300 apprentis, « dont 70 % ont intégré durablement nos Maisons et partenaires, après leur formation », indique encore LVMH.