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Continuer la lectureL’urinoir de Marcel Duchamp au cœur d’une bataille entre un collectionneur et les héritiers de l’artiste
Le conflit porte sur un prototype de la plus célèbre pissotière du monde, acheté par un passionné d’art moderne à Andy Warhol.

Il est passé de vulgaire pissotière à pièce maîtresse de l’histoire de l’art. L’urinoir de Marcel Duchamp, officiellement appelé Fontaine, est peut-être une des œuvres les plus fascinantes du XXe siècle. Présenté en 1917, il marque la naissance du concept de « ready-made », le fait d’ériger un objet manufacturé au rang de création. D’un geste controversé, le peintre français bouleverse à l’époque les normes de l’art et révolutionne sa définition même : qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Qui le décide : l’artiste, le spectateur, l’acheteur, ou le critique ? Un siècle plus tard, c’est la justice qui est appelée à trancher de manière bien plus pragmatique, dans une affaire où le célèbre urinoir est une nouvelle fois au cœur des débats.
Il se joue au tribunal judiciaire de Paris une drôle de bataille autour d’un « prototype » de Fontaine attribué à Duchamp et un temps détenu par l’illustre figure du « ready-made » Andy Warhol. Dakis Joannou, un célèbre collectionneur grec désormais propriétaire de l’objet, a attaqué l’association Marcel Duchamp, qui défend l’héritage de l’artiste français. La raison ? L’organisation, longtemps présidée par la belle-fille et légataire universelle de l’artiste, refuse d’inclure le « prototype » parmi les versions reconnues de Fontaine.
Un original disparu et des répliques
La procédure, qui s’annonce longue, nous ramène aux mystérieuses origines de l’œuvre. L’histoire commence quand, en 1917, Marcel Duchamp décide de malicieusement mettre à l’épreuve la position de la Société des artistes indépendants de New York dont il est membre, qui organise cette année-là son premier salon et prétend n’avoir « ni jury, ni récompense ». L’artiste achète un urinoir industriel dans un grand magasin, le signe sous le pseudonyme de Richard Mutt et le baptiste Fontaine avant de le soumettre comme une œuvre d’art. L’objet, bien loin de remplir les critères esthétiques traditionnels, est refusé. Aussitôt, Marcel Duchamp démissionne de son statut de membre. La polémique gronde.
Passé ce coup d’éclat, Fontaine disparaît durant plus de trente ans. Acheté, perdu, jeté… Nul ne sait où est passé l’original, dont seule subsiste une photographie de l’époque. Mais alors que l’intérêt pour l’œuvre ne cesse de grandir, Marcel Duchamp s’associe en 1964 avec le milanais Arturo Schwarz, à la tête de la galerie du même nom, pour fabriquer une série de répliques de Fontaine, qui ont grandement joué dans sa diffusion et sont désormais réparties dans le monde entier. Le Centre Pompidou, par exemple, en détient une, pour le plus grand plaisir de ses visiteurs parisiens.
En 2007, le magazine d’art new-yorkais Cabinet Magazine dresse une liste de 17 versions connues de l’urinoir, et y inclut un « prototype » de l’œuvre, vendu à Andy Warhol en 1973 par une galerie américaine. Dakis Joannou, passionné d’art moderne ayant fait fortune dans l’immobilier, créateur de la fondation Deste, le rachète quinze ans plus tard, à plus de 60 000 dollars, lorsque la collection de la figure du pop art est mise aux enchères. Longtemps, comme le raconte le Monde, l’objet trône alors dans le hall de la villa athénienne du puissant industriel, aux côtés de nombreux chefs-d’œuvre de grands noms de l’art contemporain comme Joseph Kossuth ou Jeff Koon.
En 2019, Dakis Joannou décide de le vendre et fait appel à la société Sotheby’s, qui sollicite un certificat d’authenticité de la part de l’association Marcel Duchamp, comme le veut la pratique. Mais cette dernière refuse de le délivrer, considérant que le prototype est inachevé et que Duchamp n’aurait donc pas souhaité le voir diffusé. Se plaignant de cette décision, le collectionneur fait assigner l’association devant le tribunal judiciaire de Paris pour l’obliger à fournir le fameux certificat. Il fait valoir que l’urinoir qu’il détient présente la signature de l’artiste, authentifiée par une graphologue, et que c’est là le signe que le peintre souhaitait bien divulguer cette œuvre. D’autant plus que, selon lui, le « prototype » aurait circulé librement depuis 1973, moment où il fut présenté au public lors d’une exposition, sans susciter le dissentiment de Alexina Duchamp, la veuve et héritière de l’artiste.
Un contrat de production au coeur des débats
Le collectionneur grec cherche alors, devant la justice à obtenir des mains de la famille de Duchamp des documents qui permettent selon lui d’« établir la connaissance par les premiers ayants droit de l’artiste de l’œuvre et de sa circulation, ainsi que leur accord à la divulgation de l’œuvre ». Mais le tribunal judiciaire de Paris vient d’écarter la plupart des pièces que l’homme d’affaires sollicitait, à l’exception de l’une d’elles : le contrat du 25 mai 1964 passé entre la galerie Schwarz et Marcel Duchamp, qui établit les différentes versions de Fontaine produites à l’époque. Aux yeux de la justice, Dakis Joannou « soutient à juste titre » que l’affaire « porte tant sur l’authenticité de l’œuvre que sur sa divulgation, dont la preuve nécessite la production du contrat litigieux ».
Questionnée par l’Informé sur ces différents éléments, l’avocate qui défend la descendance de l’artiste, Me Céline Degoulet, ne répond pas précisément, mais assure que « l’association Marcel Duchamp ne peut pas décider du nombre d’exemplaires d’un tirage qui sont “originaux” ou “authentiques” ». « La limite est fixée par la loi, et rappelée dans le contrat d’édition de la Galleria Schwarz, explique le conseil. Elle s’impose autant à la galerie qu’à l’auteur ou ses ayants droit. » Bien avant que cette affaire n’occupe la justice, l’association s’agaçait déjà de la circulation sur le marché de l’art de copies des « ready-mades » qui n’entrent pas dans le nombre d’exemplaires contractuellement fixés, avant de dresser la liste des œuvres issues des séries qui, aux yeux des ayants droit de l’artiste, comptent comme des répliques authentiques.
Dans cette déclaration publique, Jacqueline Matisse Monnier, la petite-fille du peintre Henri Matisse et fille d’Alexina Duchamp, rappelait : « La signature revêt une importance capitale dans la démarche artistique de Marcel Duchamp, et plus particulièrement dans le concept et la réalisation des ready-mades. Ni Alexina Duchamp, ni moi-même n’avons autorisé la vente, l’échange ou l’exposition de ces objets non signés, non numérotés et non datés, qui ne peuvent pas être considérés comme œuvres de l’artiste et sont dénués de toute valeur commerciale. »
De son côté, l’avocate de Dakis Joannou ne souhaite pas commenter cette affaire dans la presse. « La procédure est toujours en cours, explique Me Corinne Hershkovitch. Il est important de se laisser la chance d’une discussion entre les parties pour trouver éventuellement des solutions alternatives à une décision de justice ». Le prochain rendez-vous devant la justice devrait se tenir début mars, pour une audience de mise en état où les avocats déposent des pièces ou des écritures. La malicieuse Fontaine n’en a décidément pas fini de faire couler l’encre.