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Continuer la lecture« Merde pasteurisée » : Lactalis ne digère pas la tribune de Périco Légasse sur son camembert Président
Le géant des produits laitiers a attaqué le chroniqueur gastronomique et le journal Marianne suite à un article dénonçant son produit vedette.

Ce n’est pas un secret : le journaliste et chroniqueur gastronomique Périco Légasse n’a jamais été très fan des géants de l’agroalimentaire et de leurs produits standardisés. Dans une tribune au vitriol publiée par Marianne en mars 2024, intitulée « Le camembert Président, ce fromage d’infamie qui salit la Normandie », il expliquait tout le mal qu’il pensait de ce produit, une des marques phares du groupe Lactalis, géant mondial du lait et des fromages (30,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires dans le monde en 2024, en augmentation de 2,8 % par rapport à 2023). Il finissait sa chronique par ces mots : « Libre à Emmanuel Besnier (PDG de Lactalis, ndlr) de produire sa merde pasteurisée, mais qu’il ne salisse pas la Normandie avec ». Des propos francs du collier, fidèles au personnage, qui n’ont, on s’en doute, pas vraiment plu au fabricant, déjà épinglé à de nombreuses reprises par le chroniqueur par le passé. Mais cette fois, la goutte de lait a fait déborder le bidon. Selon nos informations, Lactalis a attaqué CMI France - l’éditeur de Marianne - en mai 2024 ainsi que l’auteur de l’article, pour des propos qu’il considère comme dénigrants.
À l’origine de cet article au vitriol, qui aurait certainement plu à feu Jean-Pierre Coffe (dépositaire, dans l’esprit du grand public, de la célèbre expression « C’est de la merde ») l’auteur fustige une astuce sémantique. L’appellation d’origine protégée (AOP), stricte, stipule que pour porter le nom de « Camembert de Normandie », le produit doit, entre autres critères, être moulé à la louche avec du lait cru. Ce n’est pas le cas chez Président, qui utilise du lait pasteurisé et appose le terme « Fabriqué en Normandie » sur ses boîtes. Toutefois, entre « Camembert de Normandie », et « Fabriqué en Normandie », il n’y a qu’un pas. Ce qui suscite d’ailleurs un combat juridique et géographique depuis des années. Même le Conseil d’État, s’est penché sur la question et a tranché en 2022, en adoptant une position favorable aux défenseurs de l’appellation. Position confortée en janvier dernier par la Cour administrative d’appel de Nantes, qui a jugé que « les étiquettes des boîtes de camembert qui ne bénéficient pas de l’appellation d’origine protégée (AOP) « Camembert de Normandie », ne doivent pas, en utilisant des termes ou un graphisme qui évoquent une origine normande de ce camembert, laisser penser à tort aux consommateurs que le camembert concerné bénéficie de cette AOP. »
En plus de pointer ce qu’il considère comme une tromperie envers le consommateur, Périco Légasse, ardent défenseur des fromages au lait cru et de la bonne chère, n’a pas de mots assez durs pour décrire des méthodes de production ultra-standardisées du groupe mayennais. Sa tribune dans Marianne parle en des termes peu amènes du camembert Président, ceux-là mêmes qui ont été retenus comme dénigrants. Jugez plutôt : ce fromage est à un moment donné comparé à un « plâtre industriel », et quelques lignes plus loin, sa plume acerbe en remet une couche en le qualifiant de « plâtre issu d’un lait osmosé (dont on retire de l’eau par forçage physique), pasteurisé une première fois à 73° et une deuxième à 90°, issu de vaches confinées dans une étable, sans aucune sortie, et nourries au maïs fermenté par ensilage sous plastique enrichi au tourteau de soja brésilien déforestateur ». Last but not least, la phrase de conclusion, qui a dû faire tourner le sang du PDG de Lactalis, évoque ni plus ni moins une « merde pasteurisée ».
Dans cette affaire, lors d’échanges avant l’audience, CMI France et Périco Légasse ont bien essayé de trouver une pirouette juridique pour se sortir de cette ornière. Leur tactique ? Demander qu’il soit jugé que les propos « merde pasteurisée » tels que visés dans l’assignation « ne constituent pas un dénigrement de produits en ce qu’ils se réfèrent à une personne physique ». Si les juges avaient suivi cette ligne de défense, et requalifié ces propos comme diffamatoires, ils n’auraient alors plus été attaquables sur le fondement de l’assignation initiale de Lactalis… Mais cette tactique, rejetée par la chambre du tribunal judiciaire de Paris en charge de la presse, ne s’est pas avérée payante.
L’affaire suit donc son cours. À ce jour, Lactalis réclame solidairement 45 000 euros à CMI France et au journaliste, ainsi que le retrait définitif de l’article litigieux du site internet de Marianne. Le laitier avait déjà obtenu gain de cause en 2015 en faisant condamner le critique à 5 000 euros de dédommagement pour dénigrement suite à des propos tenus sur France Culture en 2013 dans l’émission « L’invité des matins » : « Il vaut mieux manger deux fois du camembert au lait cru fermier par semaine que cinq fois du Président en s’empoisonnant ». Un accord entre les deux parties reste évidemment toujours possible. Contactés, CMI France n’a pas répondu à nos sollicitations, alors que Périco Légasse et Lactalis n’ont souhaité faire aucun commentaire.