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Continuer la lectureAffaire Armando Pereira : SFR et Altice portent enfin plainte
Le groupe de Patrick Drahi a fini par saisir la justice. Mais il n’a toujours pas dénoué ses liens capitalistiques avec le sulfureux portugais et continue d’entretenir l’opacité sur le scandale.

Il y a un an éclatait l’un des plus gros scandales financiers du business européen. Le 13 juillet 2023, Armando Pereira était arrêté par la police portugaise puis mis en examen pour « blanchiment, corruption et fraude fiscale ». Selon les enquêteurs, le n° 2 du groupe Altice aurait mis en place un système frauduleux avec un certain Hernani Vaz Antunes, son ami « depuis au moins le début des années 2000 ». Selon le rapport d’enquête obtenu par l’Informé, ce schéma était très ancien et très étendu : « Hernani Vaz Antunes a commencé à mener ses activités commerciales à partir de 2012, afin de devenir un fournisseur de référence du groupe Altice, non seulement au Portugal, mais aussi dans plusieurs autres pays d’Europe, aux États-Unis, et en République dominicaine, avec la collaboration d’Armando Pereira, avec qui il partage les bénéfices, et celle des hauts dirigeants d’Altice, à qui il attribue des avantages indus, pour orienter en sa faveur les décisions de recrutement [des fournisseurs] » .
Les montants en jeu sont vertigineux. Pour la filiale portugaise Meo, les commandes passées à ces prestataires suspects se chiffraient à 130 millions d’euros par an (en moyenne sur 2017-22), à en croire les enquêteurs. Pour l’opérateur français SFR, elles s’élèvent à près de 200 millions d’euros par an (163 millions pour l’année 2022), selon les déclarations de la direction en interne. Sur ce volume d’affaires était donc prélevée une marge indue, que Patrick Drahi a chiffrée à 20 % lors d’une conférence avec les analystes. Soit une soixantaine de millions d’euros par an pour les seules entités portugaises et françaises. Au total, les sommes détournées tutoieraient le milliard d’euros, selon des estimations internes.
Un an plus tard, une étonnante opacité continue de planer sur le dossier. Après pas mal de tergiversations, Altice a fini par porter plainte au pénal il y a deux mois seulement, au moins en France, selon nos informations. Les chefs sont l’abus de biens sociaux, l’escroquerie, l’abus de confiance, la corruption privée, et le blanchiment de ces délits. La procédure sera jointe à l’enquête préliminaire pour « corruption, blanchiment et recel » ouverte en septembre 2023 par le Parquet national financier et révélée par Bloomberg. Les investigations ont été confiées à l’OCLCIFF (Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales). Elles n’en sont qu’à leur début : pour l’heure, il n’y a eu ni perquisition, ni audition.
Une enquête interne opaque
Le groupe de Patrick Drahi a aussi commandé une enquête interne à ses cabinets d’avocats habituels, mais il n’a pas voulu que les élus syndicaux de SFR ou leur expert Sextant participent à ces investigations. À défaut, Arthur Dreyfuss, président de la filiale française, avait promis aux représentants du personnel de partager avec eux « les avancées de cette enquête interne dans le respect de la confidentialité, dans une logique de transparence », ajoutant : « Je suis le garant de la vérité ». Mais en septembre, lorsque les élus ont voulu mettre à l’ordre du jour du comité social et économique (CSE) un point sur ces investigations, la direction a refusé.
Finalement, alors que l’enquête s’est achevée en novembre, la direction a refusé de rendre public le rapport final, ou de le communiquer aux syndicats, ou à leur expert. Selon le Monde, le CSE a saisi la justice pour y avoir accès. Les cabinets d’avocats n’ont pas non plus transmis d’informations au PNF.
Altice a seulement publié un communiqué succinct, qui minimise l’ampleur du scandale, en soulignant que les fournisseurs suspects représentaient moins de 2 % des dépenses de SFR. Laconique, ce texte ne dit rien des résultats de l’enquête, encore moins si elle a permis de nouvelles découvertes par rapport aux limiers portugais (dont les investigations s’étaient évidemment limitées à la filiale locale).
Le communiqué indique seulement que les fournisseurs cités dans l’enquête portugaise ont été suspendus, mais ne donne ni leur nom, ni leur nombre, et reste muet sur les autres entreprises. Selon nos informations, cette investigation interne n’a pas identifié chez SFR de prestataires suspects nouveaux par rapport à ceux déjà trouvés par la justice lusitanienne.
Limogeages en catimini
Enfin, concernant les employés, Arthur Dreyfuss avait promis d’emblée qu’« il n’y aura jamais de chasse aux sorcières dans cette entreprise ». Il avait précisé avoir « suspendu près de quinze salariés, essentiellement au niveau de la direction des achats », sans donner leur nom. La plupart ont ensuite quitté l’entreprise, mais le plus souvent sans annonce officielle, ce qui ne permet pas d’estimer l’ampleur de la purge. Au total, selon notre recensement, au moins sept cadres français sont partis suite à l’affaire (cf. encadré).
Dans certains cas (Alexandre Fonseca et Cyrille Trollat notamment), ces départs ont été présentés comme le fruit d’accords amiables. Dans d’autres, les motifs invoqués sont surprenants. Comme pour la directrice exécutive de SFR chargée des contenus, Tatiana Agova-Bregou, qui entretenait une relation personnelle avec Armando Pereira. Elle n’a pas été licenciée pour faute, mais pour « trouble objectif au fonctionnement de l’entreprise ». Comme l’a révélé l’Informé, elle a décidé de contester son licenciement aux prud’hommes, ainsi que la révocation de ses mandats sociaux devant le tribunal de commerce. « Elle a été l’objet d’un traitement brutal et inique au mépris de ses droits, de son honneur et de son intégrité », explique à l’Informé son avocat Olivier Ligeti.
En revanche, d’autres proches d’Armando Pereira semblent toujours travailler pour le groupe. Ainsi Rémi Tutelaire, son ami et copilote dans des rallyes automobiles, selon le Monde. Depuis 2017, cet ancien gendarme est directeur des achats d’ERT, société de déploiement de réseaux crée par l’autodidacte portugais, qui l’a ensuite vendue à Altice (contacté, Rémi Tutelaire s’est refusé à tout commentaire).
Quant à Armando Pereira lui-même, Patrick Drahi n’a toujours pas dénoué ses liens capitalistiques avec lui. Lors du scandale, le patron avait expliqué aux analystes financiers que son ex-bras droit détenait un intérêt économique d’environ 20 % dans Altice, mais qu’il allait le faire sortir en activant une clause de « bad leaver » (comportement fautif). Un an plus tard, cela n’a toujours pas été fait, selon nos informations.
Enfin, si le groupe a pris quelques mesures prises pour éviter la répétition d’un tel scandale, elles semblent limitées. « L’éthique des affaires et la loyauté des pratiques » ne sont pas devenues un objectif prioritaire, mais reste une priorité de niveau 2 sur 4, comme les années précédentes, indique la déclaration de performance extra-financière de SFR pour l’exercice 2023. Ce rapport, consulté par l’Informé, fait à peine référence à l’affaire, appelée pudiquement « les événements ». Elle est évoquée uniquement via une note de bas de page, qui laisse même entendre qu’il s’agit d’un problème portugo-portugais : « À la mi-juillet 2023, Altice Portugal a appris que le parquet au Portugal enquêtait sur des allégations de pratiques préjudiciables et de comportements répréhensibles de certaines personnes et entités affectant Altice Portugal et ses filiales. »
Ce texte ne fait nulle mention de l’enquête du PNF, ni des cadres remerciés, ni des fournisseurs répudiés. Toutefois, il liste les quelques initiatives prises pour renforcer le dispositif anticorruption (cf. encadré). Selon nos informations, le cabinet Sextant, mandaté par les représentants du personnel, a pointé des manques sur au moins deux volets : les règles relatives aux conflits d’intérêts, ainsi que la nouvelle politique en matière de cadeaux et invitations.

Zones d’ombre
Au final, le mystère reste donc entier : comment une fraude aussi vaste a pu passer inaperçue si longtemps ? Le communiqué sur les résultats de l’enquête est muet sur le sujet, et indique au contraire que « les mécanismes de contrôle déjà en place étaient robustes ». Selon nos informations, la direction des achats de SFR avait même été auditée début 2023, sans rien trouver d’anormal. Cet audit portait sur le respect des processus, ainsi que le contrôle et l’évaluation des fournisseurs.
Autre mystère : comment expliquer le mutisme et l’opacité de la direction sur l’affaire ? Beaucoup de salariés s’interrogent : « si Patrick Drahi ne veut pas laver ce linge sale en public, est-ce parce qu’il a des choses à cacher ? » Certes, le polytechnicien a toujours répété être victime d’une trahison. Et il n’a jamais été mis en cause par les enquêteurs portugais. Toutefois, ses équipes étaient au courant d’une bonne partie des montages étranges d’Armando Pereira, comme l’Informé l’avait révélé. Surtout, depuis des années, les commissaires aux comptes, les représentants du personnel, et la presse avaient tiré la sonnette d’alarme sur les pratiques du natif de Vieira do Minho, sans jamais être écoutés. Au contraire, Patrick Drahi et les dirigeants d’Altice, malgré toutes ces informations à leur disposition, ont toujours défendu le n° 2 du groupe, et lui ont même toujours confié de nouvelles responsabilités.
Pour expliquer ce paradoxe, les salariés ont des avis divergents. « Patrick a fermé les yeux car il faisait aveuglément confiance à Armando », plaide un ancien dirigeant du groupe. « La stratégie affichée de Patrick et d’Armando était de réduire les coûts. C’est pour cela qu’ont été choisis ces fournisseurs aujourd’hui décriés, ajoute un cadre répudié. Et c’était légitime qu’une partie des gains leur revienne ». Un autre suppose : « si Drahi avait connaissance d’une partie de ces pratiques et les a laissées prospérer, c’est peut-être parce qu’il pensait ne rien risquer vu qu’il n’en était pas bénéficiaire personnellement. » Quand un dernier souffle : « avoir un circuit permettant de faire discrètement sortir du cash d’Altice pouvait être utile au groupe dans certaines circonstances. Selon les enquêteurs portugais, cela aurait permis de verser des commissions occultes aux clubs de foot locaux dont Altice achetait les droits. »
Contactés, Altice France et Altice USA n’ont pas répondu, tandis que l’avocat d’Armando Pereira, Jean Tamalet du cabinet King and Spalding, a confirmé que « les intérêts d’Armando Pereira au sein du groupe Altice demeurent à ce jour inchangés ».
Les départs suite à l’affaire
- Armando Pereira : directeur opérationnel (chief operating officer) d’Altice Europe depuis 2017, conseiller stratégique d’Altice USA depuis 2018, directeur général délégué de SFR entre 2017 et 2018, puis conseiller du PDG de SFR depuis septembre 2022.
- Yossi Benchetrit, gendre d’Armando Pereira, directeur des achats et de la programmation des chaînes d’Altice USA, et président du conseil d’administration de la filiale en République dominicaine. Selon nos informations, son contrat a été rompu sans indemnités, ce qu’il n’a pas contesté.
- Cyrille Trollat, cousin de Yossi Benchetrit, directeur commercial omnicanal (télévente, digital et réseau physique) de SFR et directeur général de SFR Distribution, la filiale chargée des boutiques. Départ à l’amiable
- Gabriel Trollat, cousin de Yossi Benchetrit et frère de Cyrille. Manager responsable de l’achat des terminaux fixes chez SFR. Ne figure plus dans l’annuaire interne [*].
- Roberto Martinez, vice-président senior d’Altice USA chargé des achats. Suspendu selon Bloomberg.
- Tatiana Agova-Bregou, directrice exécutive de SFR en charge des contenus, des acquisitions et des partenariats. Licenciée pour « trouble objectif au fonctionnement de l’entreprise », et révoquée de ses mandats de directrice générale des filiales SportsCoTV et SFR Presse Distribution. Elle conteste son départ devant les prud’hommes et le tribunal de commerce.
- Benjamin Cornic, adjoint de Tatiana Agova-Bregou, directeur acquisition et développement des contenus de SFR. A quitté le groupe et retrouvé du travail chez Free [*].
- Alexandre Fonseca, codirecteur général (co-CEO) d’Altice Europe, et président du conseil d’administration d’Altice USA. Départ amiable
- Anthony Maatouk, responsable du compte SFR chez Huawei, puis directeur général de Geodesia (ex-ERT), filiale d’Altice. A quitté le groupe et retrouvé du travail comme directeur général de Fosvia, une filiale de Colony Investment Management (fonds de Nadra Moussalem) [*].
- João Zúquete, chief corporate officer de la filiale portugaise d’Altice, chargé notamment du patrimoine. D’abord suspendu selon l’Expresso, il a ensuite quitté l’entreprise. Contacté, il se refuse à tout commentaire, expliquant avoir signé « un accord de confidentialité ».
- Hakim Boubazine, directeur opérationnel (chief operating officer) et président de l’activité télécoms d’Altice USA jusqu’à fin 2021.
- Luis Alvarinho, directeur technique de la filiale portugaise jusqu’à fin 2021
[*] contacté, l’intéressé ne nous a pas répondu
Les mesures prises suite à l’affaire
- concernant le programme de prévention et de lutte contre la corruption et le trafic d’influence (imposé par la loi Sapin 2), une attention particulière a été portée pour garantir que les processus en place soient toujours à jour par rapport aux nouveaux risques susceptibles d’impacter les activités du groupe…
- évolution du dispositif d’alerte interne concernant des violations de la loi et/ou du code de conduite anticorruption de la société, avec la mise en place d’une plateforme de signalement en ligne interne, permettant à tous ses employés et parties prenantes de faire une alerte.
- mise à jour de la cartographie des risques de corruption. Cette cartographie identifie, analyse et hiérarchise les risques d’exposition du groupe à des sollicitations externes aux fins de corruption.
- mise à jour du code de conduite anticorruption, suite à l’actualisation de la cartographie des risques de corruption.
- mise à jour de la procédure d’évaluation des clients, fournisseurs de premier rang et intermédiaires au regard des risques de corruption, permettant un renforcement des processus d’évaluation, notamment en mettant en œuvre des diligences renforcées à l’égard des tiers.
- mise à jour de la politique de cadeaux/invitation et de la politique de gestion des conflits d’intérêts.
- lancement d’une nouvelle campagne de formation anticorruption pour les employés les plus exposés aux risques de corruption et de trafic d’influence.
Source : déclaration de performance extra-financière de SFR pour l’exercice 2023
