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Continuer la lectureMéribel : les petits arrangements du milliardaire Jean-Victor Pastor avec la loi... et les élus locaux
Dans cette station huppée de la Tarentaise, le magnat monégasque de l’immobilier a transformé un refuge de randonneurs en hôtel de luxe. Au grand dam des riverains et des défenseurs de l’environnement.

Ce 22 novembre 2023 restera comme une date importante dans la vie de la station de montagne de Méribel Les Allues. Ce jour-là, le conseil municipal délibère sur la demande d’agrandissement du Refuge de la Traye. Transformé en hôtel de luxe en 2019 par le promoteur immobilier Jean-Victor Pastor, l’établissement sollicite une nouvelle extension de 270 mètres carrés, qui porterait sa surface plancher à 968 mètres carrés et sa capacité d’accueil de 16 à 20 personnes. À la surprise générale des observateurs, l’assemblée communale refuse cette demande. Les conseillers justifient leur choix par « les problèmes de convoyage de la clientèle qui font l’objet chaque hiver de réclamations de la part des usagers du chemin ». Ils s’inquiètent aussi qu’un éventuel accord de leur part pour ce projet contesté ne pénalise les autres dossiers immobiliers de la commune auprès de la Commission départementale de la nature des paysages et sites naturels (CDNPS). Les élus expriment même « le sentiment de s’être fait duper entre le projet originel et ce qu’il est aujourd’hui ».
Quel coup d’arrêt pour Jean-Victor Pastor ! Héritier de la célèbre dynastie d’entrepreneurs monégasque, l’homme d’affaires a racheté ou construit plusieurs hôtels et restaurants haut de gamme dans la vallée de la Tarentaise sous la marque Maya. À Méribel, ses projets avaient toujours été étudiés avec les yeux de Chimène tant les promoteurs immobiliers de son calibre sont essentiels à la vie économique de la station, désertée en dehors de la saison de ski et où les chalets haut de gamme se négocient désormais à 23 000 euros le mètre carré. Avec leurs chantiers, ces acteurs donnent du boulot aux artisans locaux tout au long de l’année. « C’est une chance que des investisseurs comme lui s’intéressent à notre station » assène le gérant d’un magasin de ski. Pastor semblait d’autant plus intouchable qu’il avait su tisser un puissant réseau de soutiens locaux. Les élus seraient-ils en train de s’inquiéter des dégâts sur l’environnement de cette frénésie immobilière voire de la légalité de leurs décisions ? L’Informé dévoile aujourd’hui comment le milliardaire a tissé sa toile pour faire aboutir tous ses projets jusque-là.
Pour Jean-Victor Pastor, l’aventure de Méribel a commencé en 2015. À l’époque, l’agriculteur Pascal Falcoz possède le Refuge de la Traye, un petit chalet spartiate, sans eau ni électricité et, en indivision avec ses huit frères, des terrains adjacents dans un très beau secteur protégé. « Je ne voulais pas vendre au début, mais le refuge n’était plus aux normes et je n’avais droit qu’à une petite retraite », raconte le sexagénaire à l’Informé. Le milliardaire va prendre son temps pour le convaincre. Régulièrement, il rend visite au paysan et ne ménage pas ses attentions pour parvenir à ses fins. « Une fois que j’étais malade, il est venu en hélicoptère depuis Courchevel avec son médecin pour me soigner gratuitement », se souvient Pascal Falcoz. Au fil des mois et des visites, les enchères montent. Madré, l’agriculteur tient à négocier en direct avec le Monégasque « à l’ancienne, autour d’un café ».
En février 2017, avant même la conclusion de la vente, une demande de modification du plan local d’urbanisme (PLU) est lancée pour autoriser la démolition et la reconstruction du site, avec la création de 700 mètres carrés de surface de plancher totale et la réalisation de 3 bâtiments. L’opération est rondement menée, d’autant que les vendeurs ont leurs entrées à la mairie. Thibault Falcoz et Michèle Schilte, respectivement neveu et cousine de Pascal Falcoz, siègent au conseil municipal. Le paysan est par ailleurs l’oncle par alliance d’une salariée de la mairie des Allues dont dépend Méribel. Le projet de l’homme d’affaires d’édifier un refuge « de qualité » agrandi à 16 couchages et se présentant comme écoresponsable reçoit un accueil des plus favorables. Et ce d’autant qu’il promet de le raccorder au tout-à-l’égout et au réseau électrique « sans sollicitation du budget communal » apprend-on dans le procès-verbal du conseil municipal. La modification du PLU permet à Falcoz de vendre son bien au meilleur prix. Il aurait touché 1,2 millions d’euros et ses frères un peu moins de 300 000 euros selon diverses sources. Dans la foulée, Julien Schilte, le fils de la conseillère Michèle Schilte qui gère une entreprise de BTP, décroche un contrat pour intervenir sur le chantier de la Traye. Tout le monde est gagnant.
En décembre 2019, l’inauguration des lieux suscite pourtant la surprise. Le petit refuge écoresponsable promis est en fait un boutique-hôtel de luxe référencé sur le site « Small Luxury Hotels » et dont les premiers clients pourront même être déposés par hélicoptère. Il dispose d’une piscine chauffée et d’un spa. Des personnalités comme Albert de Monaco, dont les neveux se sont associés aux affaires du groupe Pastor, débarquent dans l’établissement. Et les prix sont à l’avenant : au moins 1 300 euros la nuit - jusqu’à 3 250 euros pour la suite prestige aujourd’hui. « Ces prix sont exorbitants pour les randonneurs habitués à fréquenter les refuges de montagne, remarque Jean Kerrien, vice-président montagne de la FNE (France Nature Environnement) Savoie et secrétaire de VET (Vivre en Tarentaise). La Traye n’est pas conforme à la définition à laquelle se référait la délibération du conseil municipal ». Peu après l’ouverture, VET dénonce aussi sur son blog le nombre de lits proposés - 24 - alors que la mairie n’en avait autorisé que 16. L’association estime également que la Traye ne respecte pas l’obligation faite aux refuges de mettre à disposition une salle hors sac où les randonneurs qui ont apporté leurs provisions peuvent préparer leur repas et se réchauffer. Et pour cause, le local qui devait être dédié à cet usage est proposé à la location, au tarif par nuit de 151 à 353 €, le rendant impropre à sa destination initiale. À la suite de cette publication, la Traye a rétabli la salle hors-sac.
Autre grief : dans le projet initial présenté aux autorités, la Traye s’engageait à installer dans le hall souterrain reliant les chalets des panneaux explicatifs et photos de la faune et flore alpine. Mais comme on le constate sur le site de l’établissement, cet espace peu rentable a laissé place à des boutiques d’accessoires de mode, de fromage et de cigares, une cave à vin… Autant de prestations commerciales qui relèvent plus de l’hôtellerie de luxe que du refuge.
Malgré les signalements répétés de ces dérapages aux autorités, la mairie a tardé à réagir. Il est vrai qu’entre-temps Jean-Victor Pastor a continué de tisser sa toile. En 2021, il a racheté un restaurant d’altitude à Joseph Jacquemard, un retraité qui siège aussi au conseil municipal. Et obtenu de la mairie de quasiment tripler sa surface. Là encore, le magnat a mandaté pour les travaux l’entreprise du fils de la conseillère municipale Michèle Schilte. À cette dernière, il a aussi acheté en 2019 une grange située dans la station. Fort opportunément, le Monégasque a obtenu de la mairie l’autorisation de transformer ce bâtiment en un chalet réservé à l’hébergement de son personnel. L’exploitant en a-t-il profité pour transformer définitivement en lits touristiques les chambres auparavant occupées par ses employés ? Plusieurs acteurs locaux le pensent, sans qu’il soit possible de le certifier.
Au-delà de l’édifice lui-même, c’est aussi l’acheminement des clients de la Traye qui agace prodigieusement les riverains et défenseurs de l’environnement dans la vallée. Officiellement, la réglementation des refuges interdit tout accès par véhicules motorisés, fussent-ils électriques. La Commission Départementale des Sites, Perspectives et Paysages (CDNPS), qui avait approuvé en 2017 le projet, nous a confirmé que l’exploitant était bien informé de cette restriction : « Il s’agit de préserver la biodiversité et notamment, la préservation de la tranquillité de la faune », explique la CDNPS. Mais à plus de 1 000 euros la nuit, il était évidemment impensable de demander aux clients de la Traye de grimper jusqu’au refuge à pied, en ski ou en raquettes. Comptez une heure et demie pour la montée. Depuis son ouverture, l’établissement passe donc outre l’interdiction et organise des navettes en 4X4 et autres engins tous-terrains au grand dam de son voisin Hervé Jung, propriétaire du refuge du Christ. « Leurs véhicules n’arrêtent pas de rouler. Ils défoncent le chemin et le rendent impraticable pour mes clients qui viennent ici profiter d’un environnement protégé. La Traye ne respecte pas l’esprit des lieux ». Les infractions répétées sur le transport ont valu une condamnation de l’exploitant par le tribunal judiciaire d’Albertville en 2021. Mais l’amende (8 500 euros en y incluant la promotion des déplacements en motoneige) est peu dissuasive au regard de ce que rapporte le refuge. Et seule l’association environnementaliste VET (Vivre en Tarentaise) s’est portée partie civile, la mairie demeurant prudemment en retrait. Pourtant comme nous le rappelle la CDNPS, « dans le cadre de la mise en œuvre des projets, le suivi relève de la responsabilité des autorités compétentes, qui détiennent notamment un pouvoir de police en cas d’infraction ». En l’occurrence de la mairie.
Contacté par l’Informé, Christophe Bors le directeur par intérim de la Traye balaie ces critiques. Le transport motorisé ? Le refuge s’autolimiterait désormais à cinq navettes par jour et bénéficierait d’une mystérieuse dérogation locale pour les clients qui préfèrent se faire véhiculer. De fait, en octobre dernier, l’office du tourisme de Méribel qui dépend de la mairie vantait le Refuge de la Traye dans un publireportage publié par le Figaro, précisant que cet « endroit enchanteur » était accessible également « en chenillette ». L’inscription sur le site « Small Luxury Hotels » ? « Un simple label de qualité » qui ne change rien au fait que la Traye demeure « un vrai refuge » poursuit le directeur… Quelques jours après cet entretien, Richard Maria, le PDG du groupe Maya Collection et Sébastien Boulogne, le directeur des opérations, nous rappellent pour une véritable séance de rétropédalage. Non, l’établissement n’acheminerait aucun client par des moyens motorisés et serait exemplaire sur le plan environnemental : « On a mis en place une ferme pédagogique pour les enfants avec des moutons, des chèvres, des alpagas. Notre philosophie c’est de faire découvrir la nature », insistent les deux dirigeants.
Sollicités par l’Informé, le maire Thierry Monin comme les conseillers municipaux intéressés par ces opérations n’ont pas souhaité s’exprimer. Il n’en demeure pas moins que « si des élus votent en faveur de la modification d’un PLU qui accroît la valeur d’un terrain que des proches souhaitent vendre, ils tombent sous le coup de la prise illégale d’intérêt que cet intérêt soit financier, amical ou familial », rappelle l’avocat pénaliste Jérôme Karsenti, spécialiste du sujet. Pour l’éviter, les élus concernés auraient dû sortir de la salle lors des votes qui leur bénéficiaient, eux ou leurs proches. Ce que ne mentionnent pas les procès-verbaux du conseil municipal de février 2017.
Les conseillers de Méribel seraient-ils en train de prendre conscience qu’ils sont allés trop loin ? Après avoir refusé la nouvelle extension souhaitée par Jean-Victor Pastor en novembre, la mairie a franchi une nouvelle étape en janvier en envoyant la police municipale constater les dégâts occasionnés par les passages répétés des véhicules montant au refuge. « L’attitude des élus est tout de même un peu hypocrite, regrette toutefois Jean Kerrien pour l’association VET. Tout le monde a constaté dès le départ que le projet initial et le permis de construire n’étaient pas respectés. Ils auraient pu agir plus tôt » . Une ambiguïté également dénoncée par Hervé Jung. Quelques jours après, ce dernier raconte avoir vu un élu municipal monter le chemin en moyen motorisé accompagné d’un groupe de journalistes brésiliens.
À dire vrai, Jean-Victor Pastor peut dormir sur ses deux oreilles. Il dispose en effet d’une arme de dissuasion massive si on l’enquiquine trop. Dans l’accord de 2017 avec la mairie, le promoteur avait négocié une clause très avantageuse : contre une indemnité de 1 200 euros par mètre carré - soit environ 840 000 euros -, il peut changer la destination totale ou partielle de la Traye. Et donc transformer le refuge en résidence privée. Rédhibitoire pour un particulier, ce montant ne l’est pas vraiment pour un milliardaire. Surtout qu’une telle modification lui permettrait d’empocher une jolie plus-value à la revente.

Article modifié le jeudi 7 mars avec une précision sur le prix de vente du bien de Pascal Falcoz.